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porter contre moi aucune accusation sérieuse, et son mécontentement tient surtout au plaisir que je trouve à visiter Paris. Le grand crime vraiment et la damnable curiosité ! Un soldat n’est pas un moine, et, pourvu que le cœur se garde pur, il importe peu qu’on boive un verre de bon vin de France à la santé d’une jeune et charmante dame ou à celle d’un vilain camarade barbu. Si d’heureuse fortune passe un joli minois, est-il si mal de lui décocher un sourire ? Mérite-t-on la mort pour répondre galamment à de piquans propos, et pour montrer à ce peuple si fier de ses grâces qu’on ne lui cède en rien dans l’art de plaire ! Le patriotisme trouve son compte à de certaines petites aventures sans conséquence, et Dorothée a tort de se montrer si revêche. Je ne vois pas ce qu’il y aurait de si flatteur pour elle à être aimée d’un lourdaud incapable de faire agréer les vœux même d’un vainqueur. Tout cela n’est qu’un jeu, un pur passe-temps, qui n’effleure ni le cœur, ni la raison. Fie-toi à Hermann Schlick pour rester maître de lui et pour savoir secouer à temps les bagatelles importunes. On est soldat, on est victorieux, et l’on s’amuse quelquefois ; cela ne tire pas à conséquence. On n’en reste pas moins au fond un honnête professeur allemand et un fiancé irréprochable. J’embrasse ta sœur et je te salue.

HERMANN A BALTHAZAR.

Montmorency, 2 mars.

Je te répète, que tu t’inquiètes mal à propos, et que je ne ferai pas tort à Dorothée d’un atome de mon cœur ; mais, pour l’amour du ciel, ne me parle pas toujours d’elle, tu me ferais prendre en grippe les félicités qui m’attendent à Berlin. Qu’elle m’écrive, si elle m’aime, je lui répondrai ; je n’ai point d’excuses à lui faire ni de pardon à solliciter. Ses défiances me blessent, ses inquiétudes me fatiguent. Eh ! parbleu ! je m’amuse comme les autres, voilà tout, moins que les autres même. Par quelle fatalité suis-je ainsi harcelé de reproches et de sanglots ? Comment ai-je mérité de voir une famille entière ameutée contre moi ? Ne te joins pas à mes persécuteurs, mon bon Balthazar, je t’en prie, car je serais forcé de te refuser ma confiance, et je veux au contraire, puisque tu me le demandes, te raconter toutes mes aventures… Il n’y a rien d’ailleurs dont j’aie tant à rougir.

Puisque tu as lu ma correspondance avec Dorothée, tu te rappelles sans nul doute qu’un soir à Paris je courus péril de mort dans un club où je fus reconnu pour un soldat prussien, et que je faillis être bel et bien fusillé… Il m’était resté de cette soirée un souvenir ineffaçable, et, parmi toutes les figures hideuses ou