Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/765

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’appelons un amant, et le second,… ne vous fâchez pas, le second est un franc imbécile… Je doute que le rôle vous tente,… pourtant ce sera comme vous voudrez.

J’ai vu qu’elle n’avait rien compris du tout à la théorie du subjectif, et je craignis de l’avoir ennuyée. Pour la consoler, je tirai de ma poche un petit écrin que j’avais découvert dans une maison de Montmorency, et pris à son intention. Fidelis l’ouvrit et y aperçut une paire de boucles d’oreilles de turquoises et d’opales qu’elle accueillit avec transport. Elle s’en para aussitôt et revint près de moi se faire admirer. — Je n’ai jamais rien eu de si joli, dit-elle en balançant la tête pour entendre le bruit des longues pendeloques. Il faut que vous soyez bien riche pour faire de pareils cadeaux ; je ne sais comment s’y prend Magelonne, il n’a jamais d’argent, lui. — N’y a-t-il plus rien là ? continua-t-elle en enfonçant vivement les doigts dans la poche de mon paletot.

Il n’y avait rien assurément ; par malheur, elle accrocha dans ce mouvement ma chaîne de montre, et fit sortir de sa cachette une petite pierre fort simple, une cornaline taillée en cœur que je tenais de Dorothée. — Qu’est-ce cela ? s’écria-t-elle, un cœur ! Ah ! traître, c’est quelque gage d’amour… Vous avez donc une maîtresse là-bas ? Mais, non, c’est impossible ! Une fiancée alors ?

— Pourquoi pas une maîtresse ? dis-je, un peu piqué.

— Oh ! mon Dieu, je n’en sais rien, reprit-elle d’un air d’innocence ; seulement je pensais,… j’imaginais que le subjectif s’accommoderait mal avec de tels objets subalternes.

Que voilà bien l’esprit des femmes de ce pays ! Elles n’entendent rien au transcendant, mais elles s’arrangent pour y puiser des épigrammes. C’est un spectacle curieux que la dextérité avec laquelle elles s’emparent des choses les plus graves comme de jouets dont elles jonglent à notre nez jusqu’à nous étourdir ; rien n’égale la prestesse de leurs répliques, sinon l’imprévu de leurs attaques.

Pour nous, penseurs allemands, chargés de notre lourd bagage scientifique, entravés par notre respect traditionnel pour l’idée, n’est-il pas attristant de voir cette frivolité française escalader d’un pas si leste les sommets les plus nuageux de la métaphysique, butiner dans l’abstrait comme dans un parterre de roses ? L’esprit reste saisi de mélancolie devant cette audacieuse voltige où le cœur et la logique souffrent également ; mais les gens de ce pays ne se soucient que de rire. Pourvu qu’ils rient, ils sont heureux, et, s’ils sont heureux, ils rient : c’est un cercle magique d’où nous sommes à jamais exclus, nous autres, rêveurs et philosophes.

J’oublie de dire la fin de l’aventure. Il arriva que la petite cornaline, laide et mal taillée, le maigre bijou sans valeur, fit négliger les précieuses boucles d’oreilles. Soit caprice, soit jalousie, ou pur