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digne d’envie que d’être sujet de la Prusse, et ceux qui rêvent une plus grande félicité dans ce monde sont de grands niais, en vérité !

HERMANN A DOROTHÉE.

Montmorency, 1er juin.

Ne serait-il pas temps, ma chère Dorothée, de mettre fin au cruel malentendu qui nous a fait souffrir l’un et l’autre depuis de longues semaines ? J’espérais que ton cœur trouverait pour moi des paroles de paix et d’amour, je n’attendais qu’un mot pour tomber à tes pieds et t’appeler dans mes bras ; mais tu as cessé de m’écrire, et je ne sais que penser…

On m’assure que tu te portes à merveille, que tu passes tes jours et tes nuits au chevet des blessés, et que tu n’en ressens aucune fatigue. Si je voulais prêter l’oreille aux méchans propos, je pourrais croire même que ton zèle de charité t’a emportée au-delà du nécessaire ; je pourrais te demander compte avec une juste sévérité de cette conduite si peu mesurée. Je préfère recourir à l’indulgence. Oublions le passé ; je ne veux me souvenir que de ta tendresse et de nos jours heureux.

Je vais bientôt rentrer en Allemagne ; notre départ est prochain. Je quitterai sans regret ce pays, où je n’ai rencontré que la plus injuste haine des Français contre notre nation et la plus barbare rancune. Je quitterai sans remords ce Paris, où je ne laisse que des ruines, cette patrie des voluptés, où mon cœur a su se garder pur et sans tache. Je vais rentrer au foyer domestique la tête haute, comme un honnête et loyal Allemand, sans peur et sans reproche. Je reviendrai fidèle, fidèle à nos chastes amours, à nos sages projets d’avenir.

J’ai couru de grands dangers dont le récit vous fera frémir, vous tous qui m’aimez. Je me suis trouvé à Paris pendant les dernières convulsions de la commune, j’ai assisté et pris part en quelque sorte à l’effroyable lutte qui a duré six jours, et n’ai point reçu de blessures. J’en bénis le Dieu tout-puissant !

Pourtant, ce n’est pas sans dommages que je suis sorti de la bataille ; j’y ai fait une perte sensible, celle du bijou symbolique que tu m’avais envoyé comme gage de notre indissoluble union. Ce précieux talisman m’a été dérobé, ainsi que toutes mes économies, si laborieusement amassées pendant la guerre. Je m’attriste de revenir près de vous aussi pauvre qu’au départ ; mais ton désintéressement m’est connu, je me consolerai dans tes bras des disgrâces d’une injuste fortune. A bientôt, ma chère âme ; je secoue la poussière de Ninive, et, les yeux humides de douces larmes, je tends les bras vers toi, ô grande Allemagne, patrie de l’idéal, ô Vaterland !


P. ALBANE.