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vie de caserne, et au fond, qu’il le veuille ou non, c’est une caserne que son palais. Il l’a embelli, c’est vrai, il en a fait un séjour d’enchantemens, mais l’homme est partout le même, la femme aussi, et il est à croire que les colons de Guise ne sont pas pétris d’un autre limon que nous. Est-il interdit de supposer qu’entre ces 900 habitans des deux sexes, logés sous les mêmes toits, il y a de temps en temps quelques scènes un peu vives, du tirage, comme on dit familièrement, que des hommes pris de vin mènent parfois du. bruit, que des femmes passent les bornes dans des querelles de voisinage ? M. Godin répondra que, depuis sa fondation, il n’y a pas eu dans le familistère un seul procès de simple police ; quant aux petits différends, ils s’arrangent à l’amiable ou se châtient par la notoriété. M. Godin trouve que c’est au mieux ; on aurait mauvaise grâce à se montrer plus difficile que lui.

Si le fondateur du familistère n’avait pas d’autre titre que ses déclamations, son style, qu’on a pu juger par quelques lambeaux, sa métaphysique, produit évident d’un cerveau malade, il n’eût mérité que le silence et l’oubli, et il n’en eût pas été question ici ; mais il a construit un monument de pierre, siège d’un essai original et qui, l’emploi écarté, restera comme une décoration ; il a fondé une entreprise d’industrie dont le débit s’élève à de très grosses sommes, qui est aussi remarquable par la bonté de l’exécution que par l’abondance et la variété des assortimens ; il a enfin su former et conduire une légion d’ouvriers habiles dans leur art et, à ce qu’il paraît, assez maniables pour se prêter à beaucoup d’expériences. Ces élémens de notoriété l’ont désigné au choix de ses concitoyens dans l’un de ces départemens du nord, un des plus beaux fleurons qui nous restent d’un territoire démembré. Parti simple ouvrier, il est devenu maire de Guise, conseiller-général, membre de l’assemblée nationale. Aucun des honneurs électifs ne lui aura manqué, et ces élections ont eu lieu non dans l’un des foyers des agitations populaires, mais dans un canton tranquille, sans émotions, sans bruit. Tous ces faits valaient la peine d’être notés. C’est une surprise de plus du suffrage universel, un empiétement nouveau du nombre sur l’élite, un signe tout récent des contingens futurs, qui se détache du milieu de nos ténèbres, et auquel il n’est pas permis d’être indifférent.


Louis REYBAUD.