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Athènes pour laquelle ils avaient autrefois vécu, lutté et souffert. A chaque famille qui s’éteignait, laissant périr avec elle son culte domestique, c’était un protecteur que perdait la ville. S’il en était souvent ainsi, les dieux d’en bas finiraient par s’irriter contre la ville qu’ils avaient si longtemps favorisée.

Les politiques avaient d’ailleurs, pour agir dans le même sens, des raisons plus pratiques. Le nombre des citoyens, dans les républiques anciennes, était très restreint, et surtout le nombre des chefs de famille riches, qui portaient à Athènes par les liturgies presque tout le poids des services publics. Une maison opulente et renommée tenait à honneur de s’acquitter avec éclat des obligations que lui imposait sa fortune ; les fils s’astreignaient souvent à des efforts extraordinaires pour surpasser ou tout au moins pour égaler leurs pères dans la chorégie ou la triérarchie. Si au contraire, par suite de l’extinction d’une famille, les biens passaient à une autre plus récente et plus obscure, celle-ci pouvait très bien, comme on disait à Athènes, rendre invisible, c’est-à-dire mobiliser une partie de la fortune, pour éviter de contribuer aux dépenses de la république en proportion de l’accroissement de ses ressources. C’est ainsi que l’un des cliens d’Isée, Thrasylle, reproche à son adversaire, qui avait recueilli la succession de son beau-père, de ne point lui avoir choisi parmi ses propres enfans un héritier, mais d’avoir vendu les biens et l’habitation pour cinq talens ; il s’indigne que l’on ait fait disparaître « cette maison qui, tout le monde le sait, s’acquittait si noblement de la triérarchie[1]. »

Il est donc facile d’apprécier les motifs qui poussaient le citoyen athénien, lorsqu’il se voyait vieillir sans enfans, à se donner par l’adoption un successeur. Cette préoccupation avait sa source dans un des sentimens les plus impérieux que la nature ait mis au plus profond du cœur humain, le sentiment de la solidarité qui relie les unes aux autres les générations humaines. Ici cette disposition se fortifiait encore de tout ce qu’y ajoutaient des croyances religieuses fidèlement transmises depuis le berceau même de notre race et entretenues par le culte des ancêtres, à la fois officiel et privé, public et domestique, tel qu’il était établi à Athènes. C’est ce que nous fait très bien comprendre Isée. Il a souvent l’occasion de mentionner et de discuter des adoptions ; or c’est toujours l’idée religieuse qu’il indique comme le principal des motifs qui ont pu en inspirer la pensée. « Ménéclès, dit un plaideur, songeait à ne pas rester sans enfans, mais à trouver quelqu’un qui pendant sa vie nourrirait sa vieillesse, qui, après sa mort, l’ensevelirait, et d’année en année

  1. De l’héritage d’Apollodore, 31, 32. Voyez encore la péroraison, citée plus loin, du discours contre Dicéogène.