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mencer l’histoire, comme si les événemens d’aujourd’hui devaient changer ceux d’il y a cent ans, comme si les talens heureux, les vertus vraies ou fausses des vivans, devaient ajouter aux talens et aux vertus des morts, comme si ce n’était pas assez que les hasards fussent changeans sans faire du récit des faits accomplis une toile de Pénélope. Une légende nouvelle est en train de se former autour du nom de Frédéric II. Il n’est plus seulement le roi éclairé, philosophe, faisant sous sa main prospérer les peuples et fleurir les arts ; il est le héros du protestantisme, un chrétien méconnu, un type suprême de la royauté perfectionnée, avec mission de la Providence, une révélation vivante des desseins d’en haut envoyée à l’Allemagne, que celle-ci n’a pas su comprendre et qu’elle commence peut-être à déchiffrer. Si ce haut mysticisme politique avait quelque chance de se substituer à l’histoire, il devrait en remercier M. Thomas Carlyle, qui a beaucoup fait pour opérer cette transfiguration du philosophe de Sans-Souci. Cet écrivain, qui ne fait rien à demi, pousse le zèle beaucoup plus loin que les Allemands. M. Léopold Ranke, dans les écrits cités en tête de ce travail, semble se défier sagement de l’innovation en histoire, peut-être aussi en politique ; M. Adolphe Trendelenburg se risque davantage, surtout quand il parle des grandeurs de Frédéric et de l’honnêteté immaculée de ses conceptions politiques, mais il parle en fonctionnaire prussien qui brûle de l’encens officiel. Notre intention est non pas de prendre à partie M. Carlyle, mais de consacrer à son ouvrage une étude attentive, consciencieuse, sévère quelquefois, autant que le mérite un nom célèbre, un peu compromis dans sa patrie depuis quelque temps, cité souvent chez nous à la légère et sur la foi d’une critique dont il avait autrefois justifié la bienveillance presque excessive.

I.

Jusqu’ici, Anglais et Français s’accordaient assez dans leur opinion sur Frédéric II : de part et d’autre, on reconnaissait en lui le général et le roi le plus grand du xviiie siècle ; des deux côtés aussi, sa politique était jugée plus adroite et heureuse que loyale et honnête. L’absence trop fréquente de bonne foi dans le vainqueur de Rosbach ne faisait pas, pour nos voisins comme pour nous, l’ombre d’un doute ; seulement les griefs respectifs des deux nations se rapportent à des dates différentes. Voltaire dans sa Correspondance générale et Macaulay dans ses Essays sont également sévères pour lui. M. Carlyle a entrepris de justifier toujours son héros : il a écrit un livre plus prussien que ne le ferait la Prusse elle-même.