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tant de courtoisie l’hospitalité. » Pouvait-on, quand un pareil langage n’était que trop fondé, quand la sévérité du pacha justicier avait eu de tels résultats, s’étonner du calme imperturbable dont sa facile conscience faisait preuve et lui reprocher la faiblesse de se croire « aimé de ses peuples ? » Il est certain que jusqu’à la dernière heure il trouva des dévoûmens dans les rangs de ceux de ses sujets sur lesquels sa tyrannie avait le plus durement pesé. S’il fut abandonné, ce fut par ses enfans et par ses favoris ; les Albanais en général lui demeurèrent fidèles. Déclaré par le grand-seigneur fermanly, portant le poids terrible de sa proscription, il résista pendant dix-huit mois à toutes les armées de la Porte, et, même en succombant, laissa la révolution grecque comme un trait empoisonné au flanc de son maître. Ses intrigues avaient préparé ce soulèvement ; son or l’entretint, sa ténacité lui donna le temps d’aboutir. Terminé plus tôt, le siège de Janina eût amené la ruine infaillible de l’insurrection. C’était au mois d’août 1820 que l’ennemi personnel et implacable du pacha, Ismaël, était venu camper sous les murs de Janina. Le cadi avait alors donné lecture de la sentence qui déclarait Ali excommunié, un marabout avait proclamé l’anathème qui retranchait le rebelle du nombre des mahométans orthodoxes ; mais ces imprécations répétées par toute une armée n’avaient arraché qu’un sourire de dédain au gouverneur maudit. Ali avait encore 12,000 Albanais à sa solde, trois forteresses, 250 bouches à feu, des tonnes d’or et 300 ou 400 milliers de poudre, des alliés en Grèce et en Servie, des vivres en abondance.

Janina était à cette époque une ville de 40,000 âmes. Ali l’avait fait entourer d’une ligne de circonvallation ; il n’avait point cependant l’intention de la défendre. Ce qu’il voulait disputer aux Turcs, c’était la possession des trois châteaux dont chacun pouvait exiger à lui seul un long siège. Une de ces citadelles était bâtie à l’extrémité orientale de la ville, une autre, composée de trois tours distinctes, défendait la presqu’île qui, touchant d’un côté à la ville basse de Janina, a ses trois autres faces baignées par le lac d’Achérusie. C’est dans cette péninsule qu’Ali avait établi son sérail et vivait d’ordinaire, entouré de ses gardes et de son harem, complètement isolé de ses sujets. Le lac d’Achérusie, alimenté par les eaux du Cocyte, couvre du nord au sud un espace de 4 lieues 1/2 environ. Les géographes lui attribuent de l’est à l’ouest environ 7 kilomètres de largeur ; ses eaux baignent à l’orient la base inaccessible des derniers contre-forts du Pinde. Presque au milieu, plus rapprochée cependant de la rive orientale, s’élève une île, jadis couverte de sept, monastères et d’un village, qu’Ali avait fait raser pour le remplacer par une troisième forteresse.