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avait jamais vue encore. Elle porta la main à sa tête et chancela : d’un bond, le Kurde fut près d’elle et la soutint dans ses bras. En sentant le cœur de la jeune fille battre contre sa propre poitrine, le Kurde fut plus épouvanté qu’il ne l’avait été à la perspective d’un tête-à-tête avec un fantôme. Il est bien connu dans tout le pays kurde que les morts se plaisent à sortir de l’étroite prison du tombeau, mais cette évocation d’une vivante, d’une Franque imposante, noble et froide comme l’était Lucy, c’est là un prodige qui dépasse la puissance de l’amour même le plus ardent. D’ailleurs ces yeux démesurément agrandis, ces frémissemens qui faisaient palpiter la poitrine de l’étrangère, montraient qu’elle subissait une inexplicable et mystérieuse influence. Silencieuse, elle appuyait son front sur l’épaule de l’Abdurrahmanli. Celui-ci inclina la tête vers elle, et, sans peut-être qu’il le voulût, sa bouche effleura la joue pâle de miss Blandemere. Elle frissonna à ce contact ; en même temps une brise passa sur le village, une de ces brises froides tout imprégnées de l’humidité des neiges. Lucy s’éveilla ; peu à peu l’air glacé rafraîchit son front et calma l’exaltation nerveuse que l’opium avait fait naître. Effrayée de se retrouver dans les bras du Kurde, elle le repoussa brusquement. Le souvenir de tout ce qui s’était passé lui revint à l’esprit ; mais elle ne comprenait pas encore comment de vagues songeries commencées au coin du feu l’avaient conduite jusque-là Pendant quelques secondes, elle resta debout devant Sélim sans lui parler ; puis elle lui dit : — Je dois vous sembler bien étrange ! Je suis moi-même étonnée de me voir ici. L’atmosphère trop chaude de ma chambre m’avait rendue souffrante ; j’ai voulu respirer un moment dehors ; mais le froid m’a surprise et j’allais perdre connaissance au milieu de la neige, si vous ne vous étiez encore trouvé là pour venir à mon secours. Je me sens mieux maintenant.

Lucy revint vers la maison et rentra. Quand la porte fut refermée, elle se sentit émue et tremblante comme une personne qui vient d’échapper à un grand danger. — Ah ! dit-elle tout bas en passant devant sa vieille compagne endormie, tu ne sais pas quelle folle tu as élevée ! — L’air de la chambre était chargé de vapeurs étranges, plus pénétrantes que celles du tombéki : Lucy reconnut l’odeur particulière à l’opium, tout lui fut expliqué. Elle ranima le feu, et ouvrit un moment le châssis de papier qui servait de fenêtre.

Miss Blandemere, en repassant dans son esprit les événemens de la soirée, se jugea sévèrement. Elle se reprocha ses imprudentes rêveries ; elle se trouva cruelle d’avoir joué avec l’amour du Kurde et avec l’inquiète affection de son cousin. Ce roman de vie nomade qui l’avait un moment séduite lui parut odieux et absurde : qui