Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 104.djvu/986

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nature à provoquer, à titre de riposte légitime, l’expression « d’impertinence » partie brusquement des bancs de la droite. « Bagage, » — « impertinence, » il a donc fallu peser les mots en expert juré de la langue parlementaire. M. Grévy les a pesés de son mieux dans sa balance, ces terribles mots, il a trouvé consciencieusement qu’impertinence pesait plus que bagage, et il a frappé d’un sévère rappel à l’ordre l’impétueux interrupteur ; mais voilà justement où tout s’est gâté. La droite, ou du moins une partie de la droite, s’est crue obligée de soutenir celui qui s’était compromis pour sa défense ; elle a murmuré, jurant sur son âme et sa conscience que les deux mots se valaient bien. Elle a eu l’air de mettre en doute l’impartialité du président, si bien que M. Grévy, se relevant dans sa fierté blessée, a répondu non sans hauteur que, si la confiance d’une partie de l’assemblée lui manquait, il savait ce qui lui restait à faire, et ce qu’il laissait entrevoir, il l’a fait résolument, en envoyant le lendemain sa démission. Si on avait cru que la scène dût aller si loin, peut-être se serait-on arrêté. Une fois qu’on s’était engagé, il n’y avait plus à reculer. M. Grévy avait pris une décision irrévocable, la droite, elle aussi, avait pris son parti, et c’est ainsi que pour un mot de trop il y a eu un président de moins. C’est ainsi que ce qui n’était à l’origine qu’une question de discipline parlementaire, dont le premier magistrat de l’assemblée aurait dû rester le seul juge, est devenue rapidement une question politique assez grave, révélant sous une forme particulière le travail et l’état moral des partis.

Il ne faut pas s’y tromper en effet, c’est plus qu’une démission ordinaire dans les circonstances présentes. M. Jules Grévy était depuis le mois de février 1871 le président invariable de cette chambre qui est née un jour d’une des plus effroyables crises nationales, et qui est allée de Bordeaux à Versailles, portant avec elle la fortune de la France. Il s’était fait une position éminente aux yeux de tous les partis, et il la méritait par sa tranquille équité au milieu des agitations parlementaires, par la droiture et le tact qu’il avait su montrer dans les conditions les plus délicates. Après tant d’autres hommes qui ont eu à conduire et qui ont dirigé avec éclat les travaux des assemblées françaises, c’était une physionomie nouvelle et originale de président simple, sobre, se mêlant peu aux discussions, se réservant pour mieux rester impartial, et sachant au besoin préciser un débat d’un mot lucide et ferme. En outre, attaché à la république d’une conviction ancienne, sincère, mais modérée, il représentait dans une autre mesure que M. Thiers, à sa propre manière, cette trêve des partis dont on a toujours parlé en la respectant moins que lui, et il semblait appelé à rester jusqu’au bout une des personnifications, un des garans de ce régime pour lequel la réorganisation de la France a été le premier des mots d’ordre. C’est là justement ce qui donne un caractère politique à l’incident qui éloigne M. Grévy de la présidence de l’assemblée. Sans rien exagérer, il est bien clair