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distingué ont pu faire pour élargir le son, donner du corps et de l’élasticité à cet organe, M. Achard l’a fait. Dans le septuor des Huguenots, il touche avec calme aux plus dangereuses régions, et la terrible phrase : chacun pour soi et Dieu pour tous, le trouve imperturbable. A propos de ce passage culminant, où garder le souffle et maintenir son équilibre n’est déjà point du premier venu, je crois me rappeler que Duprez ne liait pas les deux notes ; il prononçait et sur l’ut dièse, qu’il poussait avec violence en grosse voix de tête mêlée de voix mixte, et reprenait sur le si naturel la voix mixte pure pour rentrer ensuite dans la voix de poitrine ; Le fameux ut dièse de Tamberlick dans le duo d’Otello ne fut jamais que le résultat d’un procédé analogue, et ce qu’on prenait pour une note de poitrine était simplement une note de voix mixte poussée de poitrine. En remplaçant l’ut dièse de Duprez par un la naturel, les ténors qui depuis se sont succédé dans le septuor des Huguenots ont dénaturé l’effet de cette belle phrase. M. Léon Achard paie de sa voix très convenablement, il paie aussi de sa personne ; c’est un Raoul dont le premier aspect ne vous fait pas crier à l’invraisemblance.

Du reste à l’Opéra les ténors sont comme les jours, ils se succèdent et ne se ressemblent pas. M. Salomon par exemple, qu’on vient de nous montrer dans Guillaume Tell, est ce qu’on peut entendre de plus opposé à M. Léon Achard. Voix délicieuse, timbre naturel et d’un grand charme, mais point d’intelligence dramatique, point d’école. Le début pourtant s’annonçait bien, le récitatif d’entrée avait été dit d’un accent ferme et qui portait ; même succès dans le cantabile du duo si agréablement énoncé d’abord que le public à ce moment croyait avoir affaire à quelqu’un. L’illusion n’a pas duré ; dès la reprise de la phrase en la bémol, et lorsqu’il s’est agi de dire la même chose un demi-ton plus haut, la voix du chanteur s’est cassée, et le mirage a disparu sans retour. En musique, ce n’est point tout de dire, il faut pouvoir redire, et tel qui s’est couvert de gloire en chantant : « belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour ! » va se rompre le cou en reprenant avec une tonalité diverse : « vos beaux yeux mourir d’amour me font, belle marquise ! » Nourrit fut celui qui dans cette phrase adorable : ô Mathilde, idole de mon âme, eut la plus caressante évolution. L’ut de la reprise ne lui causait pas plus d’embarras que le si bémol d’entrée au jeu ; c’était la même aisance, là même netteté de son ; avec je ne sais quelle intensitivité de séduction acquise par le mouvement ascensionnel, Duprez, qui selon l’opinion du plus grand nombre lui fut supérieur, ne l’égala point dans cette phrase. Et encore est-ce bien vrai que Duprez lui fut tellement supérieur ? Les récitatifs, les morceaux de style et de force donnaient l’avantage à Duprez ; mais, le duo avec Guillaume au premier acte, le duo du second avec Mathilde, le grand trio, rencontrèrent-ils jamais un plus grand interprète que Nourrit ? « Se tuer est toujours une sottise ; mais le suicide