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positive. Le Français trouva la journée bien longue : quand il eut tout préparé pour recevoir Elmas, quand il eut disposé dans les escaliers ses plus beaux tapis et rempli le salon des fleurs les plus rares que l’on pût trouver à Smyrne, il ne lui resta plus qu’à s’étendre sur le divan et à suivre sur le cadran la marche trop lente des aiguilles. Il eut la prudence d’éloigner dès le coucher du soleil son cuisinier, un Grec curieux et bavard qui approvisionnait de nouvelles les Marigo et les Katinko du voisinage, et ne garda pour faire le service que son domestique, dont le caractère réservé lui inspirait beaucoup plus de confiance.

Dès que la nuit fut close, Maimbert alla s’asseoir sous le petit portail orné de deux piliers de pierre dont l’architecte italien avait orné l’entrée de l’habitation. Sa patience ne fut pas mise à une trop longue épreuve : il vit bientôt deux femmes voilées franchir le seuil de la grille et s’avancer dans les allées sinueuses du petit jardin : c’étaient Elmas et Nazli. Il les guida sans rien dire à travers l’antichambre et l’escalier, laissa Nazli dans le vestibule du premier étage et fit entrer la cadine dans le salon. Dès que la portière fut retombée, Elmas ouvrit son voile, se suspendit au cou de son amant et l’embrassa sans compter le nombre des baisers. Elle se rappelait ses hésitations et ses froideurs de la première visite ; elle craignait que Maimbert ne les eût attribuées à une tardive indifférence, au lieu d’y voir l’effet du trouble où l’avait jetée la secrète appréhension de l’inconnu. Aujourd’hui, les scrupules s’étaient évanouis, la statue s’animait et se livrait d’elle-même aux enchantemens de la vie nouvelle que l’amour lui avait donnée.

Elmas ne voulut pas toucher au souper que Maimbert avait fait préparer pour elle ; mais, prenant une carafe de vin de Chypre, elle remplit une large coupe de cristal de Murano qui se trouvait sur la table et y trempa ses lèvres. Il semblait qu’elle sacrifiait à son amour, en buvant cette liqueur interdite, les préjugés de sa religion et de son pays. Une fois qu’elle avait pris une décision, elle ne s’arrêtait pas à moitié route et ne se laissait pas épouvanter par les incertitudes de l’avenir. Le Français n’avait point la même force d’âme ; il se trouvait trop heureux ; il se prenait à redouter les jalousies de la fortune, comme ces Grecs qui, deux mille ans plus tôt, s’imposaient des douleurs volontaires pour désarmer le ciel envieux. Il fit part de ses craintes à Elmas. — Nous sommes aussi imprudens, lui dit-il, que les pêcheurs de Tchesmé qui gagnent le large de Ténédos au premier rayon de soleil ; ils vont devant eux tant que le vent les pousse, sans s’inquiéter du gros temps qui peut les surprendre ; seulement il leur reste toujours la chance de regagner l’abri d’un rivage, tandis qu’il n’y a pas pour nous deux de