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leur avoir réussi ; ils commençaient à se fier à leur bonne étoile : le Français lui-même oubliait ses alarmes des premiers jours pour se laisser aller au courant de son facile bonheur. Si pourtant la femme du bey avait regardé derrière elle quand elle s’en revint par les rues pleines de soleil, elle eût aperçu la Juive qui la suivait, se cachant à l’angle des murailles, obstinée, silencieuse et sinistre comme le mauvais destin. Le lendemain, Kieur-Sarah recevait la récompense promise, et Nedjibé possédait enfin le secret de la femme qu’elle détestait le plus au monde.

Elle ne tira point immédiatement parti de sa découverte. Il ne s’agissait pas de compromettre Elmas par une simple dénonciation à son mari et d’exciter une tempête domestique entre les murs du harem ; Nedjibé prétendait à une bien autre satisfaction. Elle voulait que la coupable fût surprise en flagrant délit, que le public devînt à la fois le témoin et le juge du crime. Les populaces de l’Orient ont toujours aimé à jouer ce double rôle et à lapider les pécheresses. Elmas, qui ne se doutait de rien, retournerait sans aucun doute chez son amant, et ce jour-là Nedjibé serait vengée. Il fallait donc attendre et dissimuler. Elle trompa son impatience en se montrant plus insolente à l’égard de son ennemie, qui ne sentait pas ces coups d’épingle ou ne voulait pas y prendre garde ; mais Nedjibé n’était pas assez maîtresse d’elle-même pour cacher son jeu bien longtemps. Un matin elle eut l’imprudence de donner un soufflet à la petite Adilé, à propos d’un ruban que l’enfant, prétendait-elle, lui avait volé. Elmas se fâcha, et dit à la fille de l’imam deux ou trois vérités un peu dures. Celle-ci, comme d’habitude, répliqua par les plus grosses injures que pût fournir le vocabulaire turc, fort riche sous ce rapport. Comme en même temps Nedjibé menaçait Adilé de la battre de nouveau à la première occasion, Elmas déclara qu’elle demanderait justice à son mari. Nedjibé ne se contint plus. — Va te plaindre au bey, s’écria-t-elle ; moi aussi je lui apprendrai une nouvelle dont il ne se doute guère. Ne sais-tu donc pas qu’il me suffirait de dire un mot pour te voir tomber à mes genoux en me demandant grâce ?

La colère commençait à gagner la mère d’Adilé. Tout justement elle vit, à travers les arbres, Djémil qui accourait, attiré par le bruit de la querelle ; prenant son parti avec sa promptitude accoutumée, elle saisit Nedjibé par le bras, la traîna hors du vestibule, et la jeta aux pieds du mektoubdji. — Nedjibé a des révélations à te faire sur mon compte, dit-elle en turc à son mari. Je te l’amène ; elle ne prétendra pas que je l’empêche de parler.

La grosse Nedjibé croyait sentir encore l’étreinte de la petite main nerveuse qui lui avait serré le bras ; elle voyait devant elle