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caractères les plus essentiels. La condition du service militaire qui y était attachée, loin de constituer une ressemblance entre elle et le bénéfice mérovingien, est au contraire ce qui l’en distingue formellement. Elle disparut d’ailleurs avec l’empire romain ; ni les rois ne pensèrent à la rétablir, ni les guerriers germains à la demander. On n’en trouve aucune trace dans le régime féodal, et l’on ne voit pas comment elle aurait pu être l’origine du bénéfice et du fief. C’était ailleurs et sous une autre forme que le précaire ou la possession par bienfait se rencontrait dans la société de l’empire romain : elle avait sa place dans la vie privée, dans la pratique des particuliers, et c’est de là qu’elle a passé dans les sociétés du moyen âge.

Les faits sociaux qui ont le plus d’importance ne sont pas toujours ceux qui sont le plus en saillie et qui apparaissent à première vue. Le précaire ou bénéfice romain ne se montre pas tout d’abord ; on le chercherait en vain dans la législation des douze-tables, dans les codes proprement dits des empereurs ou dans les Inslitutes. La raison en est simple : c’était un acte étranger au droit civil et pour ainsi dire extra-légal[1]. Ce premier caractère est digne d’attention : nous le retrouverons dans le bénéfice mérovingien. S’il était en dehors du droit civil (jus civile) et s’il n’appartenait qu’au droit naturel (jus gentium), il était pourtant d’un usage trop fréquent et touchait à trop d’intérêts pour que les préteurs n’en tinssent pas compte et pour que les jurisconsultes pussent le négliger. Cicéron en parle en termes assez clairs ; Antistius Labeo et Massurius Sabinus, contemporains d’Auguste et de Tibère, en traitaient dans leurs écrits ; Gaius, Paul, Ulpien, s’en occupèrent. Le Digeste nous a conservé plusieurs sentences de ces jurisconsultes qui nous permettent de juger ce qu’était le précaire romain. « Le précaire, dit Ulpien, est ce qui est concédé à la prière d’un homme. » Dans le précaire, il n’y avait jamais contrat : aussi ne disait-on jamais contracter un précaire ; on disait demander ou accorder en précaire. Les deux parties n’étaient pas deux contractans ; l’une était un homme « qui avait prié, » l’autre était un homme qui avait cédé à une prière. De là résultait un acte qui n’était pas une obligation, mais qui était une faveur ; on l’appelait une libéralité, une largesse, une munificence, un bienfait.

Le jurisconsulte ajoute que le précaire est accordé à la prière d’un homme « pour qu’il en ait la jouissance aussi longtemps qu’il plaira au concédant. » Le précaire en effet ne se confondait pas

  1. Quod genus liberalitatis ex jure gentiuin descendit. Ulpien au Digeste, livre 43, titre 26.