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forêts de myrtes et portant au cœur leurs blessures toujours nouvelles.

Au sortir de cette région moyenne, la route se divise ; le chemin de gauche conduit au Tartare. Énée ne visite pas le séjour des méchans, il l’entrevoit de la porte, et la sibylle, qui le connaît, lui en fait la description : c’est toujours la vieille prison de Jupiter avec sa triple enceinte, ses portes d’airain, sa tour de fer forgée par les Cyclopes, ses cachots « qui plongent sous les ombres deux fois autant qu’il y a d’espace de la terre au ciel, » Virgile, d’après son système ordinaire, y a renfermé des criminels qui appartiennent à des âges divers et à des civilisations différentes. Ce sont d’abord les anciens ennemis des dieux, les Titans précipités par la foudre au fond de l’abîme, les Lapithes, Salmonée, Ixion, Titye, tous les méchans et les impies des anciennes légendes, — puis ceux qui ont commis spécialement des fautes contre la loi romaine, le patron qui a fait tort à son client, l’affranchi qui a trahi son maître, l’adultère qui a été frappé par le mari qu’il outrageait, le citoyen qui a pris les armes contre son pays, le magistrat prévaricateur, l’intrigant obéré qui a vendu sa patrie et l’a jetée sous le joug d’un maître, — enfin ceux qui se sont rendus coupables d’un crime contre l’humanité, les frères qui ont détesté leurs frères, les mauvais riches « qui ont couvé d’un œil jaloux les trésors qu’ils avaient amassés et n’en ont pas fait part à leurs proches. » Nous touchons presque aux vertus chrétiennes, et nous voilà bien loin de ces crimes mythologiques que le poète énumérait tout à l’heure. Virgile n’est pas à l’aise dans la description des supplices infligés à tous ses criminels. Il est difficile d’en inventer qui répondent à l’idée qu’on se fait du Tartare, et l’imagination du doux poète n’est pas de celles qui se complaisent à ces conceptions cruelles. Il se contente de reproduire les châtimens que les légendes rapportaient et que les poètes avaient décrits ; le seul qui semble nouveau, c’est la nécessité qu’il impose au coupable d’avouer ses fautes : il n’a rien gagné à les cacher avec tant de soin pendant sa vie, Rhadamante l’oblige à les révéler après sa mort et le punit par la honte d’une confession publique. Après ce regard jeté sur le Tartare, Énée arrive enfin au séjour des bons, qui est le but de son voyage. C’est là qu’il doit trouver son père, qu’il veut revoir encore une fois et consulter sur sa destinée. Pendant qu’il le cherche, le poète lui fait parcourir les différens groupes des bienheureux, et profite de l’occasion pour nous les montrer. Ici encore, il est fidèle à sa méthode, et mêle aux souvenirs de la fable des idées et des tableaux qu’il emprunte à la philosophie la plus élevée. Il place d’abord dans l’Élysée les rois des temps mythologiques,