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elles sont mêlées dans ses ouvrages à des légendes et à des traditions antiques, elles ont été accueillies de la foule sans trop de surprise et se sont insinuées jusqu’à des profondeurs où elles n’avaient jamais pénétré avant lui. En les exposant en beaux vers dans un poème qui a été pendant plusieurs siècles le plus populaire de tous ; les livres, il les a fixées dans la mémoire des hommes.

Plusieurs de ces idées sont plus tard devenues chrétiennes, elles ont en d’autant moins de peine à s’emparer alors des esprits que Virgile les avait préparés d’avance à les bien accueillir. Le christianisme admet le jugement des morts, les supplices des méchans, les récompenses des bons, la nécessité pour les âmes coupables de fautes légères de traverser le feu qui purifie (purgatorius ignis), il enseigne l’origine divine de l’âme, ses luttes avec le corps, qui veut la rabaisser vers la terre, et le bonheur qu’elle éprouve quand elle en est enfin délivrée. Pour lui, la vie future est la véritable vie ; le chrétien doit passer son temps à s’y préparer et à l’attendre, et l’on peut dire avec Virgile que de cette terre, qu’il regarde comme un lieu d’exil, il tend sans cesse les mains vers la rive opposée, tendebantque manus ripœ ulterioris amore. Cette conformité manifeste avec les doctrines chrétiennes a dû donner vers la fin de l’empire une grande popularité au sixième livre de l’Enéide. Nous voyons qu’il est cité plus d’une fois par les pères de l’église. Saint Ambroise s’en sert pour établir que les païens avaient entrevu la croyance au Saint-Esprit ; les poètes chrétiens s’en inspirent aussi très volontiers : ils ne trouvent rien de mieux que d’imiter les descriptions de Virgile quand ils veulent dépeindre les enfers et le paradis. On en a enfin retrouvé des vers jusque sur les sépultures des catacombes, à côté de la croix et du monogramme du Christ. Ce rapprochement, qui ne choquait alors personne, ne doit pas non plus nous surprendre aujourd’hui ; il est naturel et légitime : Virgile nous fait toucher le point où l’esprit antique, parvenu à sa maturité, éclairé par l’expérience, épuré par la philosophie, plein du sentiment des instincts et des besoins nouveaux de l’humanité, donnait la main à l’esprit moderne et conduisait au christianisme.


GASTON BOISSIER.