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inquiétante, ces traits arrêtés et coupans comme une lame de verre, sont rendus avec une précision presque rigide. Il y a même dans cette figure du mouvement et de la vie : au lieu de laisser pendre ses bras ou de les croiser sur sa poitrine, elle boutonne son gant avec un geste plein d’élégance ; mais, si la vie est prise sur le fait, elle est figée pour ainsi dire, figée brusquement comme ces personnages de je ne sais quel conte de fées qui étaient tout à coup changés en blocs de glace. Il n’est pas jusqu’au criard assemblage d’une robe de velours bleu, d’une chevelure rousse et d’un fond violet qui n’ajoute à l’étrangeté expressive de ce portrait bizarre ; mais pourquoi M. Cabanel ne s’est-il pas donné la peine d’en mieux dessiner les épaules ? Pourquoi la main qui boutonne le gant et le bras qui soutient cette main n’ont-ils aucune forme humaine ? Ce sont là des fautes qu’on ne pardonnerait pas à un débutant, et qu’il ne faut pas pardonner davantage à un maître.

M. Carolus Duran est aux antipodes de M. Cabanel. Son tempérament se plaît à l’attaque audacieuse, à la brutalité franche, aux difficultés vaincues de haute lutte. Il y a dans sa furie française un certain mélange de fantasia sauvage. Quand il dessine, c’est par larges masses ; quand il modèle, c’est en pleine pâte, comme les maîtres espagnols. Il aime à donner à ses portraits des proportions monumentales. Sur une plage de sable fin, en face d’une mer calme et d’un ciel vaporeux vaguement teinté d’azur, une jeune femme, beaucoup plus grande que nature, se tient droite et svelte sur un magnifique cheval anglais fièrement campé sur ses quatre jambes, dans l’attitude du repos. D’une main elle saisit les rênes de sa monture, de l’autre elle les rassemble avec élégance contre sa poitrine. Quelques boucles de cheveux flottent au vent, un petit chapeau noir fort coquet est planté de côté sur son front. Son visage, un peu chiffonné et noyé dans la lumière diffuse, n’a pas de jours ni d’ombres arrêtés : il est animé d’un vague sourire qui ne respire que le plaisir de la promenade, le bien-être du grand air et le bonheur de vivre. Par malheur, on ne sait pas trop sur quoi elle est assise, ni même si elle a de quoi s’asseoir. Il est impossible de deviner sous les plis de son amazone la posture de ses jambes, qui manquent évidemment d’espace pour se déployer, et dont la petitesse est hors de toute proportion avec la grandeur du buste. Quant au cheval, qui paraît être la figure principale, et dont les formes sont étudiées avec amour, ses contours ont quelque chose de sec qui rappelle le carton peint. Là est le grand défaut de cette toile, où l’on ne retrouve pas toute la hardiesse et toute la sûreté de M. Carolus Duran : il n’y a ni air ni lumière autour des personnages.

La critique n’a pas assez de reproches pour le Portrait de