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avec une imprudence qu’on leur a peut-être trop vivement reprochée, la route de la Morée ouverte à l’armée d’Ibrahim.

Sur le littoral de cette péninsule, occupé presque tout entier par les populations rebelles, les Turcs étaient parvenus, à sauver deux places fortes de première importance : Modon et Coron. Ravitaillées à diverses reprises par la flotte ottomane, ces deux forteresses étaient encore, au mois de décembre 1824, approvisionnées pour plus d’une année. Sans s’arrêter aux funestes présages d’une nouvelle traversée d’hiver, Ibrahim partit de la Sude et se dirigea vers la baie que les îles Sapience défendent des vents du large ; le 24 février 1825, il débarquait sur la plage de Modon 4,000 soldats de son infanterie. régulière et 500 cavaliers. Immédiatement renvoyée au port qu’elle venait de quitter, la flotte égyptienne en rapporta bientôt une seconde division. Le 21 mars 1825, l’armée égyptienne, déjà forte de 10,000 fantassins et de 1,000 cavaliers, mettait, avec quelques pièces d’artillerie de campagne, le siège devant Navarin.

IV

Plongée dans une fausse sécurité, la Morée avait profité des loisirs que lui laissait la guerre étrangère pour se livrer à toutes les passions de la guerre civile. Le parti des Klephtes avait à sa tête deux capitaines hardis qui ne se souciaient guère des subtilités de la politique, et qui entendaient garder le pouvoir à tout prix. Colocotroni, arrivé à l’âge de cinquante-six ans, n’était pas d’humeur à se soumettre pour la première fois de sa vie à l’autorité des légistes. Avec sa taille d’athlète, son visage dur, maigre et basané, son grand nez aquilin, ses éclats de passion, il était dans cette société naissante le représentant naturel de la barbarie, qui s’efforçait encore de résister à l’infiltration lente, mais inévitable, de la civilisation européenne. Sa rudesse affectait à dessein de mépriser nos usages. « Les palikares, disait-il, doivent s’asseoir à terre pour prendre leurs repas. Ce n’est pas à eux qu’il convient de se ranger autour d’une table à la façon des Francs. » Le peuple en général aime les hommes de guerre qui dédaignent les délicatesses auxquelles ses habitudes le rendent étranger. Mangeant, couchant, s’habillant par goût autant que par politique à la palikare, le colonel Fabvier fut, de tous les philhellènes, celui qui garda le plus sûrement son ascendant sur ses troupes.

Colocotroni était à la fois l’idole et le maître de la Morée ; Odysseus n’était que le tyran de la Grèce orientale. Fils d’un klephte de la Locride et d’une mère albanaise, ce chef de partisans avait été formé à l’école d’Ali-Pacha. On le citait pour ses traits réguliers, sa taille élancée et svelte, sa démarche hardie. Tout