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des sibylles. Le poète ne voit en lui que le violateur du Capitole, et le voue à jamais aux feux du Tartare :

« Oui, Stilicon a détruit le gage fatal des grandeurs de Rome ; il a voulu que les Parques précipitassent la marche de leurs fuseaux. Ah ! que les tourmens de l’infernal Néron cessent devant lui ; que les torches du Styx s’épuisent sur une ombre plus funeste ! Néron n’a frappé qu’une mortelle, Stilicon une immortelle ; Néron a tué sa mère, Stilicon la mère du genre humain. »

Impuissante colère, imprécations vaines ! Les jours d’autrefois avaient fui sans retour, et tout était bien fini pour cette immortelle, mère des dieux et des hommes ; mais elle ne périssait pas parce que Stilicon, dans une heure de fanatisme, avait brûlé quelques vieux livres apocryphes ; Alaric lui-même et ses soldats barbares n’étaient pas la cause première de cette irrémédiable mort ; Rome déesse, à peine pleurée de quelques rares fidèles, tombait devant un dieu devenu plus fort qu’elle, — et celui-là c’était le Christ.


Tel est ce quatrième âge littéraire, dernier lustre que la Rome profane dut à la Gaule, dernière étincelle échappée d’un flambeau qui s’éteint. On l’a vu, ce ne furent pas les hommes qui manquèrent au temps : les hommes furent nombreux ; quelques-uns même avaient été dotés par la nature de rares facultés : quant au temps, il ne fit point défaut aux hommes, et à nulle autre époque peut-être les lettres ne reçurent plus magnifiques hommages ou plus riches salaires. Deux siècles plus tôt, cette école aurait produit de grandes choses, et sans doute lutté de gloire avec les beaux génies de l’Espagne. Mais la destinée des littératures est liée invariablement à la vie morale des empires ; les idées et les sentimens publics sont le fond sur lequel l’art s’appuie, la matière qu’il travaille et façonne. Tout était mort au IVe siècle, dans la vieille société romaine ; l’éloquence se bornait à quelques discours officiels, au panégyrique de l’empereur vivant, à la satire de son ennemi mort, et la poésie, soit peur, soit dégoût, s’était retranchée dans le monde paisible et inoffensif des fictions. Seul le christianisme recelait de la jeunesse et de la vie ; — et le christianisme repoussait comme choses païennes et détestables les formes littéraires ainsi que l’esprit des écoles. Ausone, Eumène, Rutilius, s’épuisèrent en vains efforts à rendre fleurie la stérilité même : ils jetèrent un manteau de pourpre sur un cadavre.


AMEDEE THIERRY.