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la plus travaillée qui fût jamais, qu’il saisit tous les secrets de la période et du nombre oratoire.

Il n’est pas moins évident que Démosthène a lu Platon. Là ce ne sont pas des rapports extérieurs, des rapports de forme et de style que l’on peut signaler. La langue de Platon, sans jamais tomber dans cette corruption chère aux décadences que l’on appelle la prose poétique, rivalise avec celle des poètes par l’abondance et l’éclat des imagés ; il n’est au contraire, dans toute la littérature grecque, pas de prose plus sévère et plus éloignée des tours poétiques que celle de Démosthène ; il n’en est point qui semble plus fidèle à son rôle d’interprète de la réflexion appliquée aux choses humaines. A cet égard, on ne pourrait y comparer que celle d’Aristote ; mais chez Aristote c’est la sereine raison du philosophe qui découvre les lois éternelles, qui jouit et fait jouir les autres de ces plaisirs de la recherche, « les plus hautes délices des êtres pensans ; » chez Démosthène, tandis que la raison du politique étudie les faits et les causes, son âme de citoyen s’indigne des hontes qu’elle subit et des malheurs qu’elle prévoit. Chez lui, la pensée est échauffée par le sentiment patriotique, la raison même est passionnée, ce qui donnent son style un accent ému et vibrant que ne peut avoir celui d’Aristote.

C’est par un autre côté que Démosthène se rattache à Platon. Dans toutes ses harangues retentit l’écho de cette noble morale du devoir dont nous trouvons dans la République, dans le Gorgias, partout enfin chez le philosophe, l’immortelle expression. Les anciens l’avaient déjà remarqué. Le stoïcien Panastios, nous dit Plutarque, « affirmait que la plupart des discours de Démosthène sont fondés sur ce principe : le beau moral mérite par lui seul notre préférence. Ce principe, on le trouve dans ses discours sur la Couronne, contre Leptine, contre Aristocrate, et dans les Philippiques. L’orateur ne mène pas ses concitoyens à ce qui est le plus facile, le plus commode, le plus utile ; il veut qu’ils placent la vertu et le devoir avant la sûreté même et le salut. » C’est encore Quintilien qui s’écrie : « Est-ce que ce fameux serment où Démosthène prend à témoin ceux qui sont morts pour la patrie à Marathon et à Salamine ne nous montre pas assez clairement que Platon a été son maître ? » Panætios et Quintilien ont raison : ce ne peut être là une simple coïncidence ; il y a comme un fidèle souvenir des leçons de Platon dans cette politique qui ne rougit point d’elle-même malgré l’insuccès, qui refuse de se laisser juger par l’événement. Démosthène ne veut s’occuper que de la valeur morale des actes qu’il a conseillés, comme le juste de Platon ne se soucie que d’être vertueux, sans s’inquiéter de la récompense ou des châtimens que les