Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 105.djvu/973

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le mérite de revenir pour la première fois dans un ordre méthodique des pièces jusqu’ici dispersées et d’en former un ensemble. Elle se compose de trois parties distinctes : la première comprend les Lettres portugaises, c’est-à-dire la correspondance adressée par une religieuse franciscaine de la ville de Beja, dans la province d’Alem-Tejo, à un officier français, Noël Bouton de Chamilly, comte de Saint-Léger, qui s’était rendu en Portugal en 1661, pour y servir comme volontaire sous les ordres de Schomberg. Cette religieuse, Marianna Alcaforado, aperçut le volontaire français du haut du balcon de son couvent ; elle éprouva pour lui, rien qu’en le voyant passer, une de ces passions qui agissent, comme la grâce efficace, par des coups aussi rapides que l’électricité. Il eut, on ne sait trop comment, accès dans la maison des saintes filles ; mais entre une religieuse cloîtrée et un officier qui change sans cesse de garnison, l’amour est subordonné aux ordres de marche du régiment. Le comte de Saint-Léger fut forcé de quitter Beja, et c’est à l’occasion de son départ que Marianna Alcaforado lui écrivit les lettres reproduites par M. Asse. Ces lettres sont au nombre de cinq, et peuvent être considérées comme un véritable chef-d’œuvre de passion éloquente et désespérée. Elles ont eu une très grande vogue lorsqu’en 1669 elles furent traduites et mises en vente à Paris, chez le fameux Claude Barbin, libraire sur le second Perron de la Sainte-Chapelle ; mais cinq lettres, c’était bien peu pour la curiosité du public : il en eût souhaité et acheté tout un gros volume. Aussi les entrepreneurs de succès littéraires s’empressèrent-ils d’en fabriquer pour son usage, M. Asse a reproduit ces lettres apocryphes parce que, dit-il avec raison, elles offrent un véritable intérêt comme spécimen de la langue amoureuse du temps, et surtout comme terme de comparaison entre le cri de la passion et les modulations plus ou moins fausses des beaux esprits.

La seconde partie renferme les lettres de Mlle Aïssé, ainsi qu’une notice biographique fort exacte et très intéressante. Née, comme on le sait, vers 1673 en Circassie, où elle fut achetée à l’âge de quatre ans par M. de Saint-Ferréol, ambassadeur à Constantinople, qui l’emmena en France, et agit, dit-on, à son égard comme les Turcs à l’égard de leurs esclaves, — mêlée à la société la plus spirituelle, et l’on peut dire aussi la plus corrompue de son temps, maîtresse du chevalier d’Aydie, qu’elle refusa d’épouser parce qu’il était chevalier de Malte, intimement liée avec Mmes de Parabère et Du Deffant, recherchée par le régent, qu’elle repoussa toujours, Mlle Aïssé fut à même de suivre de près les intrigues d’alcôve et d’antichambre qui ont exercé sur la politique du moment une si grande influence, et qui souvent même en ont été l’unique ressort. De 1726 à 1733, elle eut soin de consigner dans sa correspondance, avec une sincérité parfaite, tout ce qui la frappait et lui paraissait digne d’être recueilli. Elle complète ainsi la princesse Palatine, Saint-Simon, Marais et Barbier, et c’est là sans parler du