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une fable de l’Indien Bidpai. La scène se passe dans un verger magnifique qu’un chevalier ruiné par les croisades a vendu à un vilain. Chaque jour, un tout petit oiseau vient aux premiers rayons du soleil s’y percher au sommet d’un pin et faire entendre des chants merveilleux[1]. « Écoutez, dit-il dans l’un de ces chants, chevaliers, clercs et bourgeois, qui vous entremettez d’amour et souffrez de ses douleurs ; écoutez, jeunes filles, belles et avenantes, qui vous laissez prendre aux séductions du siècle ! Je vous le dis en vérité, vous devez avant tout aimer Dieu et ses commandemens, aller volontiers à l’église, et si vous servez Dieu et amour, il ne vous arrivera jamais malheur en cette vie, car amour et Dieu sont même chose. Dieu aime bon sens et honneur, et amour ne les méprise pas. Dieu réprouve orgueil et hypocrisie, et amour aime loyauté. Dieu écoute les prières, et amour ne les dédaigne pas. Dieu aime la générosité, mais il n’aime pas les envieux, les jaloux, les traîtres et les querelleurs. Si vous profitez de mes leçons, vous pourrez avoir à la fois Dieu et le bonheur du siècle. — Ainsi chanta l’oiseau ; mais, quand il vit au-dessous de l’arbre le vilain qui l’écoutait, il chanta d’une autre manière parce qu’il le savait déloyal et méchant. — Cesse de couler, rivière ; tours, donjons, manoirs, tombez ; fleurs, flétrissez-vous, car ceux qui m’écoutaient jadis, loyaux chevaliers et gentilles dames, se réjouissaient à mes chansons ; ils en étaient plus aimans et plus tendres ; aujourd’hui qui m’écoute ? C’est un vilain, envieux et brutal, qui ne songe qu’à l’argent. Ce n’est pas pour m’entendre qu’il vient sous cet arbre, c’est pour mieux manger et mieux boire. »

Le vilain fronce le nez de colère. Il tend des lacets, et l’oiseau ne tarde pas à s’y prendre. — Que ferez-vous de moi ? dit-il ; une fois en cage, je ne chanterai plus, et, si vous me mangez, vous ferez un maigre repas. Donnez-moi la volée, et je vous enseignerai trois secrets qui vous rendront le plus heureux des hommes. — Le vilain y consent. L’oiseau se perche sur le pin, lisse ses plumes froissées par des mains grossières, et comme le vilain le pressait de lui dire ses trois secrets, il répondit : — Ne crois pas tout ce que tu entends dire ; voilà mon premier secret. — Je le savais, dit le vilain. — Si tu le sais, reprit l’oiseau, garde-toi de l’oublier, et souviens-toi qu’il ne faut pas pleurer ce que tu n’as jamais eu ; voilà mon deuxième secret. — Te moques-tu de moi ! dit le vilain. A-t-on jamais vu personne regretter ce qu’il n’a jamais possédé ? Le troisième secret,

  1. Le rôle que l’auteur inconnu du fabliau attribue à l’oyselet est de tout point conforme aux traditions de l’antiquité, qui attribuait aux oiseaux une intelligence supérieure et les regardait même comme initiés aux secrets des dieux, parce qu’en s’élevant dans les airs ils se rapprochaient d’eux.