Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 2.djvu/163

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Avant d’étudier l’organisation intérieure du clergé et les rapports de l’église et de l’état en Russie, nous pouvons déjà nous rendre compte de l’influence de l’orthodoxie sur les destinées du peuple russe. Nous n’avons pas craint de laisser voir les plaies ou les misères de l’église orientale; à force de les accuser, nous les avons parfois presque exagérées; l’équité oblige à reconnaître que la plupart de ces défauts tiennent à l’ignorance du peuple, à la pauvreté du clergé, à la situation politique, toutes choses qui peuvent se modifier sans altérer la religion. Ce que nous voulions déterminer, c’était moins l’état actuel de l’église russe prise en particulier que l’efficacité morale et politique de l’église orthodoxe elle-même. La plupart des formes religieuses ont une secrète affinité avec une forme politique et inclinent les peuples vers le gouvernement qui correspond au leur. Par sa concentration et sa hiérarchie, par son esprit d’obéissance et la puissance dont il a revêtu son chef, le catholicisme tend à l’autorité, à la centralisation, à la monarchie. Par la foi individuelle et l’esprit d’examen, par la variété des sectes, la plupart des églises protestantes mènent au contrôle et à la liberté, à la décentralisation, au gouvernement représentatif ou à la république. L’église orthodoxe ayant une constitution mixte, moins décidée dans l’un ou l’autre sens, ses tendances spontanées sont plus difficiles à saisir. Gardant, comme toute religion, un rôle conservateur, pondérateur dans la société, elle semble n’avoir de parenté innée avec aucune forme politique. Elle a pour toutes une sorte d’indifférence qui lui permet de se concilier aisément avec tout régime conciliable avec l’Évangile. Elle laisse agir librement le génie des peuples et les causes historiques, et, renfermée dans le monde intérieur, elle exerce sur le monde du dehors moins d’influence qu’il n’en a sur elle. Ce qui distingue cette église, en apparence desséchée ou pétrifiée dans son immobilité, c’est sa flexibilité politique, sa facilité à s’adapter à toute constitution, à tout ordre social. L’orthodoxie ne porte point en elle-même de type défini, d’idéal de gouvernement vers lequel diriger les nations. Liberté ou despotisme, république ou monarchie, démocratie ou aristocratie, elle n’est impérieusement poussée d’aucun côté et se plie à tout ce qui lui vient du dehors. Si elle n’a pas dans son sein de principe de liberté, elle n’a pas davantage de principe de servitude. L’église gréco-russe, si souvent accusée de l’infériorité de l’Orient, n’est par elle-même un obstacle à aucun progrès, à aucune transformation : c’est une des raisons du respect ou de l’indifférence que lui témoignent tous les partis dans les pays où elle domine.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.