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Trop abondante, ils n’en profitent pas, puisqu’ils n’ont ni commerce ni moyens de transport pour envoyer au dehors leur excédant. S’il y a disette, ils périssent auprès de leurs greniers vides. Ils sont comme l’équipage d’un navire dépourvu de vivres au milieu de l’océan. On l’a vu dans le Bengale en 1770, lors d’une terrible famine qui fit périr, dit-on, le tiers des habitans; on l’a vu encore en 1866 dans la province d’Orissa, que les efforts trop tardifs, il est vrai, de l’administration anglaise ne sauvèrent pas d’un désastre, parce qu’il n’y avait alors ni routes, ni chemins de fer, ni canaux, et que la voie de mer elle-même était interdite par la mousson à l’époque où les secours auraient dû arriver. On le voit cette année sans doute sur une échelle réduite, car le gouvernement du vice-roi s’est préoccupé déjà de faire arriver des grains dans les districts du Bengale où la récolte de riz a manqué[1]. Or que faut-il pour amener ces famines désastreuses qui se reproduisent deux ou trois fois par siècle? Moins que rien, un simple accident météorologique. La hauteur annuelle de pluie qui tombe dans le Bengale est de 1m, 50 à 2 mètres, de juin en octobre. Cet arrosage abondant transforme en marais, vers le mois de juillet, les vastes champs de riz que l’on a semés en mai. Que les pluies viennent trop tôt, la plante est noyée avant d’être sortie de terre; que les pluies s’arrêtent en septembre, la tige se dessèche, et le grain ne se développe pas. C’est ce qui s’est produit cette année, et c’est pourquoi l’on craint que, dès le printemps prochain, les indigènes de Bengale ne soient réduits à la plus affreuse misère. Lorsqu’un désastre peut être prévu de si loin, le remède en doit être facile. Ceci du reste montre aussi quelle importance ont les travaux d’irrigation. Les Anglais s’en sont en effet beaucoup occupés, et, s’ils n’ont pas fait davantage, c’est que la population native ne leur donne pas un concours suffisant, — non pas que les natifs méconnaissent l’utilité de tels travaux; mais la propriété territoriale est si mal assise chez eux qu’il leur répugne, outre qu’ils sont nonchalans, d’améliorer le sol comme il conviendrait.

Habitués que nous sommes en France à posséder la terre en vertu de titres certains, qu’il s’agisse des propriétaires ou des fermiers, il peut nous paraître incompréhensible que des royaumes entiers existent dans lesquels les détenteurs de biens ruraux n’ont ni cer-

  1. Suivant le docteur Hunter, il y a dans le Bengale 9 millions 1/2 de cultivateurs qui ne gagnent pas plus de 45 centimes par jour, et la famille qui vit sur ce faible salaire se compose en moyenne de trois personnes. Dans les années prospères, les 4 livres de riz qui sont leur consommation quotidienne coûtent 15 centimes; en temps de disette, le prix s’en élève à 50 centimes. Le peuple se nourrit en partie alors de racines ou d’autres substances malsaines, ce qui occasionne une mortalité effrayante parmi les enfans et les malades.