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« Ils rentrèrent. En leur absence, Fanny, en proie au désespoir, s’était beaucoup exaltée. Je n’avais pu la calmer qu’en lui disant qu’elle pourrait s’enfuir plus tard et en prenant mieux ses mesures.

« — Madame, lui dit le marquis en rentrant, tout est éclairci et accepté. Il vous est pénible de demeurer auprès de ma mère, nous ferons un autre établissement ; d’ailleurs Mauville ne vous rappellerait que des souvenirs pénibles. Un de nos amis vient d’y périr de mort violente. Sir Richard Brudnel, votre compatriote, en voulant franchir un fossé du parc, s’est tué avec son propre fusil.

« Et, se penchant vers elle, il ajouta à voix basse, mais ton père l’entendit : — Et ainsi périra l’enfant de sir Richard, s’il vient jamais rôder autour de moi. Maintenant je pardonne, que tout soit oublié.

« Il avait ajouté ces paroles, frappé comme nous de l’expression du visage de Fanny. Elle n’avait pas tressailli, mais ses yeux étaient devenus fixes, sa figure livide. Il lui tendit la main, elle ne souleva pas la sienne et resta immobile, glacée ; elle était morte.

« Nous voulûmes en douter ; tous nos soins furent inutiles. Le marquis épouvanté était devenu comme fou. — Fermez-lui les yeux, s’écriait-il, ces yeux terribles qui ne veulent pas quitter les miens !

« Il sortit et ne reparut que quinze jours plus tard dans son château, aliéné, furieux, quand il n’était pas abattu et sombre. Il est mort deux ans après en se précipitant du haut d’une des tourelles de son château.

« Quant à nous, terrifiés et désespérés, nous appelâmes en vain un médecin de nos amis. Rien ne put rappeler Fanny à la vie ; elle était morte foudroyée, tuée par une parole de ce mari outragé, qui croyait pardonner en lui donnant la mort.

« Quelques jours plus tard, je mettais au monde un enfant mourant auquel on donna le nom de Jeanne et qui ne vécut que quelques heures. Brisée de douleur et de fatigue, j’avais pris ma maison en horreur, et j’en voulais changer lorsque ton père fut forcé de m’avouer un nouveau désastre. Nous étions réduits à quitter notre commerce, qui avait absorbé nos ressources sans nous offrir la moindre compensation ! Après avoir payé les frais du modeste tombeau que nous fîmes élever à Fanny et dont personne ne s’occupa, il nous restait à peine de quoi aller chercher du travail dans un pays où l’on pût vivre à bon marché. Ton père avait déjà conçu un projet qu’il ne me confia point. Il n’était ni abattu, ni découragé. Il jurait de nous sauver tous trois du désastre, car Jeanne comptait comme notre fille, et nous étions résolus à l’emmener avec sa nourrice n’importe où nous irions. Nous pensions que sir Richard était mort et qu’elle était désormais orpheline.

« Nous partîmes donc tous aussitôt que je fus en état de voyager,