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Je me souviendrai toujours de cette première effusion de nos âmes comme d’un rêve dans quelque île enchantée en dehors des limites du monde possible. Nous n’appartenions plus à la réalité, cette réalité qui avait été si longtemps comme un mur entre nous. Il est peu d’enfans élevés ensemble qui ne se soient trop connus pour s’idéaliser mutuellement. Ce n’est pas seulement une moralité dès longtemps établie qui les préserve de s’aimer trop, c’est aussi l’habitude de se voir sans illusion. Il se trouva, quant à moi, que Jeanne était un être si parfait et si pur que je ne pouvais lui en comparer aucun autre dans mes souvenirs. Quant à elle, qui n’avait jamais été dupe de notre parenté, elle s’était attachée à moi invinciblement et n’avait jamais pu admettre que je ne dusse pas être à un moment donné le compagnon de sa vie entière.

Tout cela était bien simple, mais il nous fallut des heures pour nous le dire, et il nous semblait encore ne nous être rien dit de ce que nous avions à nous dire.

M. Brudnel voulait nous quitter avant les fiançailles. Je résolus de savoir par moi-même si les craintes relatives à la mémoire de Fanny Ellingston étaient fondées. Il me semblait que ni ma mère ni lui ne se rendaient bien compte de la rapidité avec laquelle plus de vingt ans écoulés emportent chez les indifférens l’impression des événemens particuliers. La personne qu’il pouvait le mieux consulter à cet égard était son banquier de Bordeaux, qui avait été celui de la famille de Mauville, et que précisément il n’avait pas osé interroger dans la crainte de se trahir.

Je me rendis chez lui de sa part pour y prendre quelques fonds, et je réussis à lui plaire assez pour qu’il me retînt à dîner. Voici les renseignemens que me fournirent sa conversation et celle des autres personnes que je pus tâter plus tard, avec toutes les précautions voulues.

Le marquis de Mauville, mort fou, était, de l’avis général, un malheureux caractère sans consistance et que personne ne pouvait prendre au sérieux. On allait, comme il arrive toujours, jusqu’à l’injustice, on n’admettait pas qu’il eût jamais eu de griefs sérieux contre sa femme, qui, malgré sa faute, restait blanche comme neige. On la disait victime de la haine de sa belle-mère et de la jalousie insensée de son mari. On assurait qu’elle n’avait jamais eu de relations avec sir Richard Brudnel, absent du pays à l’époque où le marquis avait tué dans son parc un braconnier qu’il prenait pour un rival. On ajoutait des détails que je ne pus vérifier. On accusait une des belles-sœurs de Fanny d’avoir eu dans le château une intrigue sérieuse qui avait égaré les soupçons du marquis sur sa malheureuse femme. Enfin l’opinion était unanime en faveur de celle-ci,