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d’apparat; il donna donc rendez-vous au chef afghan à Umballah dans le Pendjab. C’était peut-être la première fois que le souverain de ces montagnes descendait dans la vallée de l’Indus sans traîner une armée derrière lui ou sans venir implorer un asile. Cette fois, si ce n’était pas un fugitif, ce n’était pas non plus un souverain victorieux, car on raconte qu’il dut acheter par des présens la neutralité des chefs insurgés qui occupaient les défilés de la rivière de Caboul. Shire-Ali aurait bien voulu profiter de la circonstance pour conclure un traité complet d’alliance avec le gouvernement anglo-indien; il n’obtint qu’une réception courtoise, des promesses bienveillantes et quelques riches cadeaux dont sa cassette dégarnie avait grand besoin. Lord Mayo lui accordait son appui moral, ce qui était de nature, il est vrai, à décourager les factieux; il refusait de s’engager pour l’avenir, et ne permettait pas même que l’émir embauchât des officiers anglais pour réorganiser son armée. La politique anglaise était dominée par une idée fixe : éviter toute apparence d’intervention au-delà des montagnes, et l’on expliquait cela par la crainte d’éveiller quelques susceptibilités chez la nation afghane, toujours jalouse de son indépendance; mais il est douteux que cette politique d’abstention réussisse à concilier au gouvernement anglais l’amitié durable des souverains de Caboul.

Cependant l’émir n’était pas encore à cette époque le maître incontesté de tout l’Afghanistan. Si la Perse et l’Inde ne lui inspiraient aucune inquiétude, il n’en était pas de même de la Boukharie. Quoiqu’il fût à peu près admis que l’Oxus était la limite entre les deux états, il y avait souvent matière à dispute. En réalité, le khan de Bokhara, Mozaffer-Eddin, s’était montré l’allié fidèle des ennemis de Shire-Ali. Chose singulière, qui prouve à quel point les nations européennes ont pris pied dans ces montagnes de l’Asie centrale, ce fut l’Angleterre et la Russie qui s’entremirent entre ces deux potentats; ce fut un savant anglais, sir H. Rawlinson, qui délimita sur la carte la frontière commune aux deux royaumes. Il fut convenu ensuite que le cabinet de Londres pèserait sur Shire-Ali en même temps que le cabinet de Saint-Pétersbourg sur Mozaffer-Eddin, afin de faire respecter cette frontière. C’est un acte habile sans doute de la part des deux puissances européennes d’imposer ainsi la paix aux peuples barbares dont elles sont voisines. Toutefois il se produisit pendant les négociations un fait qui prouve quelle terreur l’une d’elles inspire dans le fond à ces nations barbares. On raconte que le général Kauffmann, gouverneur-général du Turkestan russe, ayant envoyé une lettre, fort amicale d’ailleurs, à Shire-Ali, ce monarque s’écria, avant même d’en avoir pris connaissance : « Quelle querelle les Russes viennent-ils me chercher? »