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après le jour, les mois après les mois, sans trêve, sans interruption, sans miséricorde! Un état d’hébétement et de langueur s’était emparé de tout le monde. Physiquement même on respirait avec plus de difficulté. »

A la canonnade des alliés se joignait l’incessante fusillade de leurs « francs-tireurs. » Les tranchées françaises, surtout à la fin du siège, s’étaient tellement rapprochées des ouvrages russes que les zouaves et les chasseurs de Vincennes pouvaient tirer dans les embrasures de la place. On avait bien tendu des espèces de tabliers en cordage pour arrêter les balles; mais les alliés profitaient du moment où ils se relevaient pour laisser passer le feu de la pièce. Sur plusieurs points, le parapet n’atteignait même pas à hauteur d’homme : tous ceux qui passaient par là sans se baisser étaient aussitôt harcelés par les balles comme par un essaim bourdonnant de frelons. Elles tuèrent aux Russes autant de monde que l’artillerie. D’ailleurs l’intervalle compris entre nos tranchées et les bastions russes n’était pas inoccupé; sous terre, mineurs contre mineurs, on cheminait avec la pioche et le pétard, on se préparait mutuellement de terribles surprises : camouflets, écrasemens de galeries, explosions de fourneaux. Sur terre, francs-tireurs contre francs-tireurs, abrités par des pans de murs noircis, blottis dans des trous, on se guettait, on se fusillait tout le jour. Les abris de tirailleurs formaient du côté des Russes de vastes embuscades qui souvent se transformaient en redoutes. La prise de ces réduits a fourni à l’histoire du siège quelques-unes de ses pages les plus mémorables. Si on enlevait aux Russes leurs logemens, ils tâchaient, également à la faveur de la nuit, de bouleverser nos ouvrages. Dans ces sorties nocturnes, l’officier russe se reposait des horreurs du bombardement; mais après la guerre du bastion c’était un nouvel apprentissage à faire que la guerre de surprises. On part, on sort par une poterne ou l’on dégringole par un talus éboulé, en faisant le signe de la croix. Par une nuit noire, on se trouve en pays inconnu, au milieu de cavités, de tranchées, de carrières à pic, d’entonnoirs de mine, sur un sol machiné comme le plancher d’un théâtre. A tout moment, on court le risque de se tromper de réduits et de tomber chez l’ennemi; mais les francs-tireurs cosaques sortent de terre pour guider les détachemens. On approche sans bruit de la tranchée anglaise, — les Anglais avaient la réputation de se garder moins bien que nous. A vingt pas, on fait un feu de peloton, on crie hourrah ! et l’on se jette à plat ventre pendant que l’ennemi décharge ses carabines. On se relève, on escalade le parapet, on saute dans la tranchée, et alors on s’explique à l’arme blanche.

Le goût pour l’emploi de la baïonnette était commun aux Français