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était un homme mort. Les hommes du Don étaient d’ailleurs de singuliers chrétiens. « Avant la bataille d’Inkerman, raconte Rosine, nos silencieux et peu communicatifs plastouns ne manquèrent pas de se tourner vers l’orient pour prier ou plutôt pour réciter une conjuration destinée à leur conserver la vie pendant la bataille, ainsi qu’ils le déclarèrent à nos soldats. L’expression de leur visage montrait que ces mystérieuses paroles, qui doivent être une prière de raskolniks, leur inspiraient une confiance absolue. » Ces irréguliers étaient les héros de la guerre des ténèbres, les hôtes habituels des trous creusés par la bombe, des entonnoirs ouverts par la mine, de toutes les cavités où peut se cacher un être humain. La nuit ils tenaient campagne, le jour ils dormaient; ils étaient de véritables nocturnes. Souvent, avant de quitter le glacis pour rentrer dans la place, ils préparaient à leurs camarades de la ligne ce qu’ils appelaient un divertissement. Une casquette d’uniforme posée entre deux pierres en faisait tous les frais. Comme ils se couchaient au lever du soleil, ils ne pouvaient jouir eux-mêmes du succès de leur plaisanterie; mais le soir, retournant aux avant-postes, ils prenaient leurs renseignemens aux bastions : «Eh bien ! le Français s’est-il amusé? — Je le crois bien, s’écriaient les soldats. — Longtemps? insistait le plastoun. — Deux bonnes heures, jusqu’au moment où il a vu de quoi il retournait. »

Pour une autre catégorie de ses défenseurs, Sébastopol était un lieu de purification par le feu. Le premier jour du siège, le général en chef avait rassemblé les détenus et leur avait dit : « Frères, vous avez péché contre Dieu et contre le tsar. En vertu des pouvoirs que je tiens du souverain, je vous appelle à servir les pièces de rempart. A celui qui succombera dans l’accomplissement de ce devoir, Dieu remettra ses offenses; l’église priera pour son âme. Quant aux survivans, ils recouvreront leur liberté et leurs droits comme défenseurs du trône et de la patrie. » Ces paroles excitèrent chez les misérables un véritable enthousiasme. Ils cherchèrent leur réhabilitation dans l’héroïsme. Si on leur confiait des blessés à transporter, ils les traitaient avec une douceur peu ordinaire, une tendresse presque fraternelle. Aux batteries, plus de la moitié se fit tuer. Bientôt ce ne fut plus assez de les traiter comme tout le monde : à ces dégradés, il parut juste d’accorder des distinctions. Beaucoup reçurent la croix de Saint-George. Le capitaine Reiners rapporte à ce propos une touchante histoire : « J’avais un admirable chef de pièce. Un jour, Nakhimof, étant venu au bastion, m’apporta un certain nombre de croix de Saint-George, qu’il appelait ses petits cadeaux. J’en décernai une à mon chef de pièce. Il m’avait dit qu’il était de la compagnie d’ouvriers, et, comme nous n’avions pas de chancellerie organisée, nous ne connaissions pas toujours les états de services de nos