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— Pour revoir mes enfans, ma bonne femme? demanda Job, que poursuivait une idée fixe.

— Oui, pour n’être pas séparé d’eux pendant l’éternité.

— L’éternité! répéta Job, l’éternité sans embrasser ma petite Maharit !

— Es-tu prêt au sacrifice? reprit le recteur. Tu la reverras, au nom de Dieu je te le promets, ajouta-t-il avec une intensité de conviction qui transfigura momentanément toute sa personne.

— De quel sacrifice parlez-vous donc? demanda le pauvre père.

— Il s’agit de brûler ce maudit violon, de chasser le diable, comme te l’a ordonné ta femme mourante.

— Mon violon?

— Allons, viens! dit le recteur, pénétrant dans la maison, où il se mit en devoir de ranimer les cendres à demi éteintes.

Bientôt pétilla un grand feu que Job contempla d’un œil fixe en pensant aux joyeuses soirées d’hiver où sautaient sous le manteau de cette même cheminée les crêpes de blé noir qu’aimaient tant ses enfans. Il tressaillit cependant quand le recteur leva la main pour prendre le violon accroché au-dessus. — Non, non, dit-il, ne le touchez pas. Il est resté là depuis la nuit où il a aidé Maharit à mourir.

— En lui faisant oublier Dieu, s’écria le recteur farouche. Ne vois-tu pas, malheureux, que là encore le diable venait disputer au ciel les dernières pensées de ta fille, et que tu étais l’instrument même de la tentation?

— Eh bien ! s’il a damné Maharit, je veux être damné avec elle et non sauvé par vous, dit Job avec énergie.

Le recteur sentit que son zèle l’avait emporté trop loin, qu’il venait de faire fausse route. — Tu ne me comprends pas, ajouta-t-il en s’adoucissant. Dieu a triomphé dans ce combat, et ta fille est un de ses anges; mais, si tu l’avais aimée comme tu le dis, tu ne voudrais pas que le violon qui a charmé son agonie servît jamais à un autre usage.

Ce raisonnement touchait un point vulnérable. Job réfléchit une seconde, puis avec exaltation : — Vous avez raison, dit-il, je n’en jouerai plus pour personne;... mais à quoi bon le brûler?

— Parce que tu manquerais à ta résolution, dit le recteur, parce que le flot pousse le flot,… parce que tu oublieras, étant homme de chair et de sang.

— Oublier! s’écria Job avec indignation, oublier mon chagrin, quand rien ne m’est plus au monde !

— Si rien ne t’est plus, qui t’empêche de brûler ce morceau de bois? riposta la logique implacable du recteur.

Pour Job, ce n’était pas un morceau de bois, c’était son unique