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princes et l’implacable animosité de sa femme. Il voulait l’absolue solitude, une retraite silencieuse et lointaine, et pour seules consolations la science et les lettres. Peut-être aussi qu’un secret calcul n’était pas étranger à ce dessein, et qu’il comptait provoquer de sérieuses réflexions chez son ingrat beau-père en le mettant à même de sentir le vide de son absence et de voir si c’était avec des jouvenceaux qu’on remplaçait un homme tel que lui. Il déclara donc que sa santé non-seulement ne lui permettait pas d’entreprendre une nouvelle campagne, mais le forçait de se démettre pour un temps de tous ses emplois. L’empereur refusait d’y croire, il supplia, peine perdue! La dissimulation implique toujours une certaine faiblesse, et Tibère avait l’entêtement des caractères faibles, qui lentement cheminent vers un point et jamais ensuite n’en démordent.

Il quitta Rome et l’Italie, se dirigeant vers Rhodes. Auguste ne s’y trompa point; c’était son divorce avec Julie que Tibère venait de dénoncer. Le maître du monde reçut l’outrage avec amertume. « La retraite de Tibère, remarque Pline, fut une des hontes et des grandes douleurs de la vie d’Auguste; » mais cet exil volontaire, grâce aux manœuvres de Julie et de Sempronius Gracchus, n’allait guère tarder de se changer en exil forcé. Tibère en effet laissait Livie seule aux prises avec une cabale impitoyable. Julie et Scribonia sa mère l’emportaient; derrière elles se groupaient tous les ennemis de l’impératrice et de son fils, cet odieux pédant, comme on l’appelait dans sa propre famille. Il ne s’agissait plus que de profiter de l’avantage pour creuser entre Tibère et son beau-père ulcéré un de ces abîmes qui rendent les retours impossibles et chasser une fois pour toutes cet intrus de la maison de Jules. Le but n’était pas hors de portée, seulement il eût fallu prendre au sérieux l’aventure, vouloir ce qu’on voulait, et par malheur Julie était bien légère et Livie bien forte. La partie néanmoins s’engagea.

Au premier rang de la jeune noblesse romaine figurait Sempronius Gracchus, très bien doué, très instruit, passé maître dans tous ces agrémens qui vous mettent un personnage à la mode, et d’autant plus dangereux que ces talens, qu’il possédait en quantité, lui servaient de préférence à nuire. Cet homme, l’amant de Julie sous Agrippa, et qu’elle avait voulu quitter en se remariant, ne pardonnait point à Tibère d’avoir jeté un moment le trouble dans ses relations secrètes. Après les premières couches de sa femme, Tibère, ayant perdu l’enfant, s’éloigna peu à peu, et Sempronius, habile à saisir l’occasion, reconquit sa maîtresse et sa proie. N’importe, cette rupture avait aigri le libertin non moins que l’intrigant; c’était donc entre lui et Tibère, — qui d’ailleurs savait tout, — une haine à mort. Le programme était des plus simples ; envenimer la blessure