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les quelques pieds de terrain entouré d’une barrière où dorment leurs morts. Ils viennent le dimanche, apportant des fleurs achetées à bas prix, tenant en main un petit arrosoir rempli à la borne-fontaine, et ils restent des heures entières à cultiver le jardinet funèbre. Parfois, au pied de la croix de bois, ils mettent des choses étranges : des statuettes de plâtre qui n’ont aucune signification allégorique, de gros coquillages, des fragmens de pierres meulières qui figurent un rocher factice; dirai-je que j’ai vu une pipe enveloppée dans un bouquet d’immortelles? C’est aux tombes des enfans qu’il faut aller regarder surtout; là c’est du fétichisme. Auprès du héros scandinave, on enterrait son cheval et ses armes, afin qu’il pût faire bonne figure en entrant chez Odin; dans le sarcophage des jeunes filles grecques, on jetait leurs bijoux favoris; ces vieilles coutumes des peuples encore jeunes ont traversé les âges, les religions, les philosophies, et sont restées parmi nous. A la place où repose la tête du pauvre petit, on a installé une cage vitrée qui se ferme à clé. Dans cette sorte d’armoire, on réunit les joujoux qu’il aimait : des soldats en plomb, des poupées, des bilboquets, un jeu de quilles, des petits souliers comme celui que la Sachette baisait dans le trou aux rats. Sur la tombe d’un enfant de quatorze mois au cimetière du Sud, j’ai aperçu une gravure de modes représentant deux femmes et une fillette jouant avec un perroquet; sans doute on en amusait l’enfant lorsque la maladie l’accablait dans son berceau. Il est facile de lever les épaules en passant devant ces témoignages de douleur, devant ces offrandes destinées à apaiser des mânes ou à les réjouir, mais il est plus facile encore de comprendre le sentiment profond qui parfois a si étrangement orné toutes ces tombes, et d’en être attendri.

C’est là une contradiction très singulière chez la population parisienne. S’il est au monde un peuple sceptique et irrespectueux, certes c’est celui-là. Il a toujours peur de croire que « c’est arrivé; » c’est son mot. Il n’a que du dédain pour toutes les gloires, de l’ironie pour toutes les supériorités, un mépris hautain et peu justifié pour tout ce qui n’est pas lui. Il ne tient ni à la vie, ni aux vivans. Il est indifférent à son passé, qu’il ne connaît guère, et se soucie peu de son avenir, qu’il ne prévoit pas. Ses amours d’hier sont ses haines d’aujourd’hui : les mains qui ont jeté Marat à la voirie sont celles qui l’avaient porté au Panthéon ; il est mobile comme le vent et perfide comme la mer; il est violent à ses heures, ingrat, infidèle, mais il est immuable en ceci : il regarde les cimetières comme des lieux sacrés, il révère ses morts et leur rend un culte qui ressemble bien à de l’idolâtrie.


MAXIME DU CAMP.