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ainsi par une douleur sans égoïsme. Bien qu’endurci par une expérience continuelle des maladies et des angoisses, le docteur Durin supporta ce spectacle avec peine. Ne semble-t-il pas en effet, lorsque l’homme retrouve les compagnons de sa jeunesse après une longue absence, qu’il rajeunisse un moment à leur contact, et qu’il sente renaître en lui cette âme d’autrefois avec laquelle il les a aimés? Le célèbre médecin n’échappait pas à cette émotion; aussi tremblait-il un peu quand il se leva pour congédier son ami. — Mon pauvre Lacoste, dit-il, je ne suis pas libre, mes malades m’appellent; disons-nous adieu... Tiens, continua-t-il brusquement, embrasse-moi.

L’un et l’autre pleuraient en se quittant. Le docteur Durin accompagna son ami de province jusque dans la cour, puis il monta lestement dans son coupé, qui partit à grand bruit. Le docteur Lacoste regarda l’équipage disparaître au coin de la rue Bellechasse, et s’éloigna seul, à pied.

C’était un dimanche, le soir, au mois de mars, vers cinq heures. Je ne sais pas à Paris d’instant plus mélancolique, lorsque la journée a été belle, et que le ciel reste longtemps clair. Une foule joyeuse remplit les rues. Les petits bourgeois et les ouvriers, en habits de fête, reviennent de la campagne, satisfaits et fatigués. Il se fait là une sorte de repos entre le travail de la veille, qui assourdissait la ville de son tumulte, et le travail du lendemain, qui jettera de nouveau sur le pavé la cohue inquiète des gens d’affaires. C’est alors surtout qu’au milieu des passans oisifs et des boutiques fermées le promeneur qui suit ses pensées aperçoit mieux l’inanité finale et suprême de ses propres efforts : que d’existences étrangères à la nôtre et sans doute pareilles s’agitent dans ces maisons à sept étages! Sommes-nous assez inconnus à cette multitude de nos semblables? Toutes ces idées assiégeaient le docteur Lacoste pendant qu’il parcourait machinalement les trottoirs. Une impression surtout lui fit mal. Dans une des rues qui avoisinent Saint-Sulpice, une porte ouverte lui permit d’entrevoir l’intérieur d’un pensionnat religieux : le jardin était petit, mais déjà vert, des oiseaux chantaient, des bordures de violettes couraient le long des plates-bandes, un essaim de jeunes filles s’était échappé sur les pelouses; au milieu d’elles apparaissaient quelques sœurs dans le costume de la communauté, bleu et noir avec la coiffe noire et blanche; puis la porte se referma. Cette vision d’une existence heureuse et reposée rappela trop vivement au malade sa femme et sa fille, qui le croyaient à Paris pour des affaires d’argent : c’était l’heure où chaque dimanche, après les vêpres qui finissent tard, elles allaient par les temps secs le long de la route plantée de peupliers. Il les voyait là-bas, dans ce coin