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Kisogawa que nous avons visités au mois d’août 1873. Des toits de chaume, le plus grand nombre en planchettes de sapin, couverts de pierres, une modeste tchaïa (auberge), où je m’arrête pour changer de cheval, quelques habitans qui, outre une petite boutique mal garnie, possèdent quelques arpens de bois, des poules et ces fidèles chevaux de bât, sauvages comme leurs maîtres, mais comme eux toujours prêts pour le travail, voilà ce qui frappe tout d’abord dans un village de montagne au Japon. En possession d’un nouveau cheval et d’un nouveau mango (conducteur), je poursuis jusqu’à Godo, pauvre petit village où, dans l’unique tchaïa, on me reçoit avec force excuses sur la pauvreté du logement et de l’approvisionnement. Heureusement la seule chose dont j’aie besoin, — un endroit propre où m’étendre, — est ce qui ne manque jamais en ce pays. Dans le plus misérable village, il y a une tchaïa, et dans cette tchaïa une pièce qu’on appelle jasiki. Arrive-t-il un voyageur de distinction, vite on ouvre, on chasse à la hâte la poussière, et le voilà installé. Il est vrai que le mobilier brille par une absence complète ; du moins trouve-t-on une natte pour se coucher.

De Godo à Sawaïri, 2 ris, toujours en montant au milieu d’un paysage charmant. On remonte le cours du Watashingawa, tantôt séparé par un bouquet d’arbres, tantôt rasant le bord ; ici, le chemin est au niveau du torrent ; là, forcé d’enjamber un contre-fort, il serpente à pic, suspendu au-dessus de l’eau au moyen de poutres fichées dans le rocher, comme un échafaudage de bâtisse, et d’une façon fort peu rassurante. Au-dessous, on entend le bruissement des feuilles mortes agitées par le vent et le fracas du torrent, qui coule entre ses parois de granit. Un peu après Sawaïri, à un détour du chemin, une échappée de vue entre deux montagnes laisse apercevoir le pic majestueux de Nikkosan tout couvert de neige sur un fond de végétation noirâtre. Le sentier va se perdre ensuite au milieu d’une gorge sombre, solitaire et presque solennelle. Du fond de cet encaissement du torrent sortait un chant cadencé, un peu plaintif, d’un effet fort pittoresque et qui me fit songer, je ne sais pourquoi, aux milliers de travailleurs des pyramides gémissant sous le joug. Je ne pouvais voir encore d’où cela venait, mais je ne me hâtais pas, m’attendant bien à quelque découverte prosaïque. C’étaient des bûcherons qui, armés de longues gaffes, dirigeaient dans le sens du courant de belles poutres équarries que d’autres faisaient glisser du haut de la montagne. Ils s’accompagnaient d’un chant monotone, suivant l’habitude si chère aux Japonais, et ce chant, à travers des parois de granit, montait jusqu’à moi avec une sonorité superbe. Il n’y a pas en ce moment assez d’eau dans le Watashingawa pour emporter cet immense radeau,