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perte de 19,861 Indiens en cinq ans, soit près de 4,000 par an. De quelque manière que l’on groupe les chiffres, cette loi de diminution progressive se vérifie, même parmi les Indiens qui vivent librement au milieu des blancs. Ainsi en 1860 le nombre d’Indiens civilisés était estimé à 44,201; en 1865, il était descendu à 39,898; en 1870, il n’était plus que de 25,731[1], ce qui indiquait une diminution de 18,470 Indiens en dix ans ou plus de 1,800 par an. Dans aucun état, aucun territoire, si clément en soit le ciel, les Indiens ne sont à l’abri de cette implacable mortalité qui les frappe. Aucune partie de l’Amérique ne jouit d’un climat aussi salubre que la Californie. En 1852, on estimait à 32,266 le nombre des Indiens civilisés de cet état; en 1860, il n’était plus que de 17,798, en 1870 de 7,241, diminuant ainsi de plus de 50 pour 100 à chaque décade d’années, c’est-à-dire qu’à la fin du siècle il n’y aura plus en Californie que quelques centaines d’Indiens civilisés et peut-être plus d’Indiens nomades. En 1870, le nombre total des Indiens de Californie était de 29,025; il était environ le double en 1860.

Ce phénomène va partout se vérifiant depuis que les blancs ont mis les pieds en Amérique. Les Delawares, qui ont jadis été si puissans, ne comptent plus que de rares représentans. Cooper a célébré le dernier des Mohicans, et les Mandanes, qui jadis allèrent des embouchures du Mississipi jusqu’auprès des grands lacs, les Mandanes, qui avaient bâti des villes et pouvaient lever des armées, n’étaient plus en 1866 que 400; ils étaient même moins nombreux en 1838, année où ils disparurent presque tous dans une épouvantable épidémie de petite vérole. La maladie fut apportée dans leur camp, sur le haut Missouri, par un navire à vapeur qui venait y faire la troque. Où sont maintenant toutes ces tribus atlantiques et celles des grands fleuves et des grands lacs que les premiers colons rencontrèrent en si grand nombre, et quelques-unes si florissantes, ces Iroquois, ces Algonquins, ces Hurons, ces Chactas, ces Séminoles, ces Natchez et tant d’autres? Des unes, on a oublié jusqu’au nom; les autres, jadis si populeuses, n’ont plus que des représentans épars. J’ai vu à Caughnawagah, près Montréal, les derniers des Iroquois chanter au lutrin, mener des convois de bois sur le Saint-Laurent, ou guider les bateaux à vapeur sur les rapides, qu’eux seuls ont la hardiesse de franchir[2]. A la Nouvelle-Orléans, j’ai aperçu

  1. Ninth Census of the United-States, statistics of population, Washington 1872.
  2. Sur le dernier rapide, le plus dangereux, on stoppe, on appelle Baptiste, qui arrive en pirogue, monte à bord, prend la barre, et l’on franchit, entre deux murs de rochers, l’abîme vertigineux. Le navire craque, les eaux montent en poussière jusqu’à bord; les passagers inquiets, haletans, trouvent la minute bien longue. Un marin français, l’amiral R….., à bord d’un de ces steamers, avouait que, dans tous ses voyages sur mer, il ne s’était jamais trouvé dans une situation aussi chanceuse, et il admirait le sang-froid de Baptiste, qui, calme à la barre, guidait le steamer, incliné, suspendu sur le rapide, entre deux écueils qui le touchaient presque.