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tristement sur les conséquences de son énergie. Après l’ardeur qu’il avait dépensée au service de la ligue, il lui était difficile de rentrer en grâce auprès de Henri IV ; il n’essaya pas de conquérir la faveur royale, et se retira à la cour du duc de Savoie, dont il était par sa mère assez proche parent, ainsi que nous l’avons expliqué en résumant l’histoire de la famille. Quelques années plus tard, son frère Jacques, étant devenu le représentant de la maison d’Urfé, le mit en possession d’une partie des biens qu’ils tenaient du fait de leur mère dans la Bresse, alors province du duc de Savoie ? mais voilà que peu après la Bresse devient province française, et qu’Honoré se trouve, bon gré mal gré, sujet de Henri IV. Il est assez vraisemblable, bien que rien ne l’établisse d’une manière certaine, que cette circonstance eut une influence décisive sur sa conduite ultérieure, et qu’il songea dès lors sérieusement à effacer les souvenirs du passé. Le moyen qu’il employa fut aussi ingénieux que noble ; il rassembla et fondit au feu d’une imagination sensée, sereine et douce les souvenirs des lieux où il avait passé son enfance et sa jeunesse, les combina avec les histoires des vicissitudes de destinée que la fortune de la guerre et la tyrannie des passions avaient fait éprouver à tant de gens de sa connaissance, à commencer par lui-même, réunit le tout autour d’une héroïne au nom royalement emblématique, et le dédia à Henri IV. Jamais livre n’alla plus directement à son adresse. L’Astrée fut comme la première églogue de Virgile étendue en trois mille pages en l’honneur du règne réparateur d’Henri IV. Assis sous les hêtres de son château de Bresse, Honoré se prit à décrire, par le moyen d’une société rustique imaginaire, les douceurs de la paix, le bonheur de la vie cachée, les mélancolies des exilés, les erreurs de l’amour malavisé, les repentirs des ardeurs téméraires, le règne d’Astrée en un mot, déesse de clémence et de justice. Sur mille tons divers, ses bergers, ses nymphes et ses druides répétèrent et varièrent le fameux vers du poète :

O Melibee, Deus nobis hæc otia fecit ;


ils dirent combien Astrée est aimable et combien il est amer d’en vivre séparé, combien sa défaveur est fatale, mais comment cependant par constance d’amour son âme divine peut toujours être fléchie.

Astrée, c’est la monarchie de Henri IV, Céladon, c’est Honoré d’Urfé lui-même, les bergers qui entourent les deux amans, ce sont ses alliés, ses proches, ses amis, ses égaux de rang et de condition. Céladon, par désespoir d’avoir offensé Astrée, s’est jeté dans le Lignon, comme d’Urfé, par regret d’avoir offensé la monarchie, s’est exilé ; sauvé miraculeusement, il n’ose pas plus que d’Urfé solliciter