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mauvaise école que de n’avoir point de rivaux. Ce fut là certainement une des causes de l’ignorance et de l’infériorité de l’église russe au temps où, retranchée dans son isolement et derrière ses privilèges légaux, elle était à l’abri de tous les coups. En religion comme en industrie, l’excès de protection devient une raison d’infériorité : rien ne peut remplacer la libre concurrence. Un clergé qui garde ses ouailles emprisonnées dans les murailles de la loi a, pour les retenir au bercail, moins besoin de science ou de vertu.

L’abolition de toute entrave à la liberté religieuse est une des plus importantes réformes qui restent à faire à la Russie ; c’est probablement une des dernières qu’elle exécutera. Trop de traditions, de préventions, d’intérêts, s’y opposent. Il y aurait dans le résultat une trop grande part d’inconnu, de trop grandes chances d’agitation. Cette émancipation des croyances ne serait peut-être pas moins féconde que l’émancipation des paysans ; elle serait aussi grave. Dans l’état actuel des institutions et des mœurs, un brusque et complet affranchissement de tous les cultes serait une sorte de révolution. Devant les obstacles que rencontre encore la liberté religieuse dans certains pays en possession de beaucoup d’autres libertés, on comprend qu’elle ne puisse être débarrassée de tout lien dans un état encore dénué de droits politiques : Pour certains cultes, pour le catholicisme romain en particulier, il n’y a pas d’illusion à se faire. En Russie comme en Occident, l’ardente intempérance du parti qui prétend seul représenter l’église et sa haine des institutions modernes, tout, jusqu’à la proclamation d’un dogme rendu suspect par la passion ou les doctrines de ses promoteurs et mal compris ou défiguré par ses adversaires, d’un dogme pour le quel la langue russe n’a pas de nom qui ne prête à l’équivoque[1], tout contribue à rendre plus précaire la situation d’une église qui déjà avait contre soi les défiances de la nationalité et de l’autocratie. Il peut sembler que les imprudentes violences d’un état voisin devraient encourager le gouvernement russe à gagner par une attitude opposée ses sujets catholiques. Une telle politique pourrait être habile ; mais ce serait être exigeant pour lin paya ou pour un gouvernement que de toujours lui demander ce qui paraît dans son intérêt le mieux entendu.

C’est par ses sectes intérieurs, par les plus tranquilles et les plus inoffensifs de ses raskolniks, qu’elle a si longtemps refusé de reconnaître, que la Russie doit inaugurer l’émancipation religieuse. Des deux causes qui limitent chez elle la liberté de conscience, de l’autocratie et de la nationalité, l’une au moins n’a rien à perdre et beaucoup à gagner à l’affranchissement des sectes nationales. C’est

  1. Le mot népogréchimost, le plus souvent employé pour désigner l’infaillibilité, a plutôt par l’étymologie le sens d’impeccabilité.