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comme une matière qu’il s’approprie, et de laquelle il crée son individualité, son corps. » Sa vie à lui-même est un fragment du « cœur immortel de la nature. » Le signe authentique du droit des génies est le succès, qui se reconnaît à la puissance, à la gloire, à la victoire. « La puissance du grand homme, dit encore Hegel, est légitime en tant qu’elle crée ou conserve les états… » — « Jamais, ajoute-t-il en donnant du Contrat social une interprétation dont Kant et Fichte avaient cependant montré la fausseté, jamais les états ne se sont constitués par contrat : c’est la sublime puissance du grand homme qui les a créés. » Les autres hommes obéissent au génie sans le vouloir : leur « volonté spontanée » est la sienne, bien qu’il en soit autrement de leur « volonté réfléchie. » — « La supériorité du grand homme est de connaître la volonté absolue et de l’exprimer. » prononce le mot, et tous le répètent ; il fait le premier pas, et le monde le suit. Pourtant cette initiative du génie n’est qu’une apparence : sa force individuelle n’est que la force générale dont il est l’instrument et le symbole. « L’individu est fils de son temps, et nul individu ne peut réellement devancer son siècle. »

Dans sa Phénoménologie, cette « psychologie des peuples » (Völker-psychologie), Hegel annonçait une transformation du monde, hâtée par la venue d’un grand homme encore inconnu, mais qui aurait été « élevé dans l’école philosophique. » — « C’est ainsi que, pour l’exemple de l’humanité et pour lui donner une liberté nouvelle, Alexandre le Macédonien sortit de l’école d’Aristote afin de conquérir le monde. »

Le fondateur de l’éclectisme en France, à son retour d’Allemagne, reproduisit dans des leçons célèbres la doctrine de Hegel sur le droit des génies, à laquelle les saint-simoniens avaient déjà fait quelques emprunts. M. Cousin se contenta de substituer à l’esprit universel et à l’évolution universelle ce qu’un hégélien français a appelé les « bons vieux mots de Dieu et de la Providence. » Selon M. Cousin, dont il importe de rappeler ici les paroles, tous les grands hommes ont été plus ou moins fatalistes ; l’erreur est dans la forme et non dans le fond de leur pensée : ils sentent qu’en effet ils ne sont pas là pour leur compte. Le génie est au service d’une puissance qui n’est pas la sienne, car toute puissance individuelle est misérable, et nul homme ne se rend à un autre homme ; le peuple sert qui le sert. Le grand homme n’est que « l’instrument de ceux auxquels il commande, de ceux-là mêmes qu’il a l’air d’opprimer. » De là sa puissance et son droit, qui se reconnaissent à deux signes : le succès pendant la vie, la gloire après la mort. « Quiconque ne réussit pas n’est d’aucune utilité au monde et passe comme s’il n’avait jamais été. » — « Qu’est-ce que la gloire ? Le jugement de l’humanité sur un de ses membres ; or l’humanité a