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également œuvres de reconstitution, et par là se rattachent à l’esprit de notre temps. Ainsi dans ce beau livre La Fontaine revit tout entier au plein de la société qui l’a vu naître et se former. Autour de cette avenante et bonne figure dont Rigault nous a conservé les traits, une ingénieuse et délicate sollicitude a réuni tout ce qui fut la gloire et le bonheur de l’existence du poète. L’introduction, la vie d’Ésope, chaque chapitre, chaque livre, s’enguirlandent de fleurons encadrant tantôt le sujet d’une fable, tantôt le portrait de l’illustre patronne à laquelle le livre est dédié et dont le blason s’écartèle au verso de la page : la superbe Montespan, la gracieuse Sévigné, la tendre La Sablière, qui disait : « De toute ma maison, je n’ai gardé que mon chat et La Fontaine ! »

Homme heureux ! C’est à qui le pensionnera, l’hébergera, ses mauvaises rimes, ses défauts, ses vices même, on lui passe tout, comme à Henri IV, à cause de sa bonne humeur et de sa gaillardise. « Pourquoi, s’est demandé l’historien de Marguerite de Navarre, la flétrissure de l’opinion ne s’attaque-t-elle pas équitablement à tous les vices ? Pourquoi par exemple la liaison d’Henri IV avec Gabrielle, marché vulgaire de libertin dupé, a-t-elle reçu de la tradition un caractère héroïque, tandis que les amours de Marguerite et de Champvallon, tout rians qu’ils soient en effet de passion, de jeunesse et de beauté, sont demeurés un objet de moquerie[1] ? » C’est qu’Henri IV commençait une branche royale et que Marguerite était le dernier rejeton de la sienne. Autant on en peut dire de La Fontaine, qui lui de même a fondé une puissance et fait souche de grandeur, et par là, comme par la joviale innocence de son naturel, s’est acquis l’indulgence de tous. Que nous l’aimions aujourd’hui, rien de plus simple, le temps ayant passé l’estompe sur les côtés fâcheux de sa mémoire ; mais ce qu’on s’explique moins, c’est cet élan d’attachement dont furent prises pour lui les plus honnêtes femmes du grand siècle, les Thianges, les Sévigné, les La Fayette, et, singularité précieuse, la seule personne qui ose le juger avec rigueur, c’est Ninon de l’Enclos ! « J’ai su, écrit-elle à Saint-Évremond, que vous souhaitez La Fontaine en Angleterre, on n’en jouit guère à Paris ; sa tête est bien affaiblie. C’est le destin des poètes, le Tasse et Lucrèce l’ont éprouvé. Je doute qu’il y ait du philtre amoureux pour La Fontaine ; il n’a guère aimé de femmes qui en eussent pu faire la dépense. » On n’est jamais trahi que par les siens ; il y avait un mot sévère à dire sur La Fontaine, et c’est une courtisane qui l’a dit.


Henri Blaze de Bury.

  1. Voyez Bazin, Marguerite de Navarre.