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contraints de vendre à Sourabaya leurs navires pour faire subsister les équipages ; ils ne se séparèrent pas de leurs chronomètres. M. de Rossel rapporta lui-même en Europe ces dieux lares, et l’autorité de la montre n° 14, chef-d’œuvre d’horlogerie sorti des mains incomparables de Berthoud, est encore la plus ferme base sur laquelle s’appuie l’ensemble des positions géographiques que nous a léguées cette grande expédition.

Ferdinand Berthoud a trouvé dans les deux générations qui l’ont suivi de dignes successeurs, et l’on peut affirmer que, tant qu’il y aura en France des Bréguet, des Mottez, des Winnerl, nous n’aurons pas à craindre de devenir les tributaires de l’art étranger. La marine française possède à elle seule aujourd’hui plus de 400 chronomètres représentant une valeur de près d’un million de francs. Il n’y a pas quarante ans qu’une montre marine, chose à peu près inconnue sur nos navires de commerce, était une rareté même à bord de nos navires de guerre. Les vaisseaux, les frégates en étaient pourvus. On livrait les corvettes et les bricks à l’estime, corrigée çà et là par les distances lunaires. Mais les chronomètres eux-mêmes ne peuvent rien quand les astres font défaut, et l’obscurité du ciel venait souvent aux atterrages rétablir entre les privilégiés et les déshérités de l’administration une égalité de périls. Dans les longs mois noirs de l’hiver, ce n’est plus seulement la longitude, c’est la latitude même qui devient incertaine. On se trouve alors exposé, aussi bien de nos jours qu’au temps de l’abbé Denys, « à s’aller enferrer dans la Manche de Bristol, » quand il faudrait cingler entre la côte de France et la côte d’Angleterre. Pour éviter de semblables méprises, il n’est qu’un seul moyen, et ce moyen, on ne doit jamais hésiter à l’employer : aussitôt qu’on n’a plus la ressource de lire sa position dans le ciel, il faut la chercher en tâtant le terrain sous ses pieds. Nous possédons aussi une topographie sous-marine. Le relief et la nature du fond sont à l’approche des côtes, de certaines côtes surtout, des indices assez concluans pour tenir lieu de l’observation des astres.

Pouvoir jeter la sonde, interroger les dépressions des vallées au-dessus desquelles on passe, examiner les graviers, les débris de coquilles que le plomb en rapporte, c’est rester encore dans les limites de la navigation positive. La navigation conjecturale commence quand tout manque à la fois et qu’on n’a plus pour se diriger que des probabilités. Il arrive souvent, à ce moment même où l’on est dans l’impossibilité la plus absolue de vérifier son point, qu’on se sent poussé en avant par une force invincible. La violence de la brise ne permet pas au navire de rester en place ; elle lui laisse encore moins la faculté de rétrograder. L’obscurité est telle que le