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l’Asie centrale inabordable. Les Russes vont ouvrir les routes, porter les germes de civilisation, ils supprimeront l’esclavage, ils renverseront les barrières que le commerce n’osait franchir jusqu’à ce jour. » Encore un peu, ils auraient salué comme un événement heureux la soumission de toute l’Asie centrale aux généraux du tsar. Quelque lointaines que fussent encore les chances d’un conflit entre les Russes et les Anglais sur les frontières de l’Inde, un tel langage n’était que de la résignation. On sait combien était timide à cette époque la politique extérieure du vice-roi, et cependant, s’il lui avait plu d’intervenir, il aurait trouvé sur l’Oxus et sur le Yaxartes des peuples disposés à la résistance. Leur fanatisme religieux avait été surexcité par la perte d’Hazret-Sultan ; cette ville, où se rendaient en pèlerinage ceux qui ne pouvaient faire le voyage de La Mecque, appartenait aux infidèles ; c’était une profanation dont il fallait tirer vengeance.

L’ambition bien connue de Mozaffer-Eddin, khan de Bokhara, ne lui permettait pas d’ailleurs de rester inactif, bien que ses possessions fussent encore intactes. Jusqu’alors le Khokand était seul entamé. Après bien des révolutions, ce dernier état avait conservé pour souverain un enfant, seizième descendant de Baber, sous la régence d’Alim-Koul, le chef énergique des Kiptchaks, qui forment la tribu la plus belliqueuse de cette région. Alim-Koul résista vaillamment aux Russes et périt à la prise de Tachkend. Un mois après cet événement, Mozaffer écrivit une lettre arrogante au général Tchernaïef pour le sommer d’évacuer Tachkend, le menaçant, s’il ne cédait pas, de soulever contre lui tous les vrais croyans de l’Asie centrale. En même temps, il envoyait une de ses armées à Khokand, en expulsait les partisans des Kiptchaks, et il appelait au trône un certain Khouda-Yar-Khan. Tchernaïef n’avait aucun sujet de défiance contre ce nouveau souverain qu’un caractère faible devait empêcher de devenir un voisin désagréable ; mais, comme il voulait avant tout ne pas être troublé dans la jouissance des territoires récemment acquis, il ne pouvait tolérer que l’émir de Bokhara s’adjugeât la partie sud-ouest du khanat, y compris l’importante ville de Khodjend. Pour manifester son mécontentement, le général russe fit arrêter une caravane bokhariote qui était à Orenbourg. Par représailles, l’émir fit arrêter une caravane russe à Bokhara ; puis il expédia un khodja à Saint-Pétersbourg pour s’entendre avec le tsar lui-même : il ne demandait aux commandans de la frontière que d’attendre le retour de cet envoyé. Tchernaïef et son chef immédiat, Krijanofski, gouverneur-général d’Orenbourg, discernaient bien le vrai mobile de ces démarches. L’émir voulait gagner du temps, réunir ses troupes et tomber enfin sur les Russes quand il aurait concentré toutes les forces dont il pouvait disposer. Le khodja fut interné dès qu’il mit