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que nulle classe ne peut s’empêcher d’avoir, suffit pour y pousser les nouvelles majorités électorales, et, sans être pessimiste, on peut se demander s’il n’arrivera pas un moment où le privilège de voter et de dépenser l’impôt appartiendra à une partie de la nation qui n’aura pas à le payer. Il y a certainement là de quoi faire réfléchir.

Ajoutons à cela les effets d’une autre réforme dont la portée échappe facilement à un Français ; je veux parler de l’adoption du scrutin secret. Le scrutin secret est tellement entré dans nos habitudes, il est si bien la seule méthode d’élection dont nous ayons l’idée, qu’à nos yeux il y a quelque chose de dénaturé à le repousser. Cela nous apparaît comme une détermination qui ne peut pas être fondée en raison, qui évidemment ne saurait provenir que d’un calcul égoïste, d’un hypocrite désir d’escamoter l’indépendance des prolétaires en les forçant par intimidation à voter au gré des patrons dont dépend leur subsistance. En réalité pourtant l’élection publique avait bien d’autres effets que celui de soumettre les classes vivant du salaire à l’influence des propriétaires et des capitalistes. La répulsion que les libéraux mêmes éprouvaient à y toucher, et l’indignation qu’éveillait chez les plus honnêtes penseurs l’idée seule de cette boîte, « où la dissimulation, la lâcheté et l’égoïsme tiendraient en sûreté leurs assises[1], » étaient un de ces avertissemens par lesquels l’instinct de conservation signale des dangers que l’intelligence ne voit pas encore. Il y a peu de temps que le scrutin secret fonctionne, et ce peu de temps a suffi pour montrer qu’en retranchant le vote public on a réellement porté atteinte à la vitalité du système représentatif. On s’aperçoit comment les bons résultats pratiques de ce système étaient liés, beaucoup plus qu’on ne l’avait soupçonné, au vieux mode d’élection ; on découvre enfin que la publicité du vote n’était ni plus ni moins que le grand moyen d’organisation moral, que c’était elle qui rendait le pays capable de se gouverner avec suite par des parlemens élus, elle qui servait à grouper les intérêts divergens, qui ramenait le pêle-mêle des penchans individuels à deux ou trois partis perpétuels et impersonnels.

Je ne dis pas que l’élection publique n’eût pas l’inconvénient de gêner l’indépendance électorale des classes vivant du salaire ; mais le scrutin secret, en voulant assurer à tous la liberté d’obéir à leur conscience politique, a du même coup établi le laisser-faire qui dispense l’individu de toute pudeur, qui le délivre de toute responsabilité envers l’opinion publique, et lui permet de céder sans contrôle à ses entraînemens les plus déraisonnables et les moins avouables.

  1. Ce sont à peu près là les mots que le poète Wordsworth employait pour flétrir le scrutin secret.