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vainement à se justifier. On les conduisit au Petit-Châtelet, et le soir même Hudson se rendait à Versailles auprès du ministre. — À quels dangers, monseigneur, ne s’expose-t-on pas quand on introduit la réforme dans une maison dissolue, et qu’on en chasse les jansénistes ! Mes ennemis avaient juré ma perte ; un moment plus tard j’étais déshonoré. Et on ne s’en tiendra point là, toutes les horreurs dont il est possible de noircir un homme, vous les entendrez ; j’espère cependant… — Je sais, je sais, et je vous plains ; les services que vous avez rendus à l’église ne seront pas oubliés, les élus du Seigneur ont été dans tous les temps exposés à des disgrâces ; comptez sur les bienfaits et la protection du roi. — Hudson, pour achever d’édifier le ministre par un bel exemple de charité, demanda l’élargissement des deux frères enquêteurs, et peu de jours après il fut pourvu d’une riche abbaye.

On le voit, Tartufe n’est qu’un novice auprès du père Hudson ; mais Diderot n’en reste point là. Ami et collaborateur de d’Holbach, il avait travaillé au Système de la nature, ce code de l’athéisme, dont Goethe, ainsi qu’il le disait lui-même, avait peur comme d’un spectre cadavéreux. Il alla, s’il se peut, plus loin encore dans Jacques le fataliste, et l’influence de Jacques fut plus grande que celle du Système, car d’Holbach, en se renfermant dans la discussion scientifique, ne s’adressait qu’au petit nombre, tandis que Diderot s’adressait à la foule. Il fit école : l’athéisme plus ou moins déguisé s’infiltra dans les publications populaires, et c’est de là que procèdent le Compère Mathieu et le Citateur de Pigault-Lebrun. Voltaire ne partageait pas les doctrines de d’Holbach et de Diderot ; il proteste, en de nombreuses pages, de sa croyance en Dieu, il l’affirme dans des vers magnifiques. Dans ses romans, il semble pourtant démentir lui-même son credo déiste ; ce « Dieu qu’il faudrait inventer s’il n’existait pas » s’efface devant le hasard ; il abandonne les hommes aux caprices de leurs passions, à leurs faiblesses, à leurs misères, il se joue de leurs vertus, se rit de leurs souffrances, et si Candide n’en est pas la négation absolue, il ne reste pas moins le plus violent réquisitoire qui ait été dressé contre le gouvernement providentiel du monde.

Les romans anti-religieux de Diderot et de Voltaire ont exercé dans la seconde moitié du XVIIIe siècle une très grande influence sur les esprits. L’assemblée nationale, en décrétant le 27 février 1790 la suppression des ordres monastiques, s’est armée contre eux des argumens développés dans la Religieuse et le Père Hudson, comme Robespierre s’est armé de l’ironie de Voltaire et de Candide pour remplacer Jéhovah par l’Être suprême, ce Dieu qui n’avait pour temple que le cœur des sans-culottes.