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ou que l’état périsse ou qu’il se refonde. » Il faudra que l’état périsse ! voilà ce qu’on disait tout haut à Versailles même, dans l’entresol de Quesnay, à quelques pas de Louis XV, qui avait lui-même une assez claire conscience que les choses ne dureraient guère après lui. Aussi bien il n’était pas besoin d’être un profond politique pour penser de la sorte ; il suffisait de fréquenter certains salons, de causer avec les économistes, les philosophes et les hommes doués de quelque expérience politique, comme le marquis d’Argenson. Aïssé s’exprime à peu près comme le chevalier : «Tout ce qui arrive dans cette monarchie annonce bien sa destruction. » Et Mme de Tencin, en moins bons termes, dans une lettre au duc de Richelieu : « À moins que Dieu n’y mette visiblement la main, il est physiquement impossible que l’état ne culbute. » C’est encore à la même société que le chevalier doit d’avoir emporté au fond de sa province quelques notions fort justes de politique générale. Dès 1756, c’est-à-dire dès la première année de la guerre de sept ans, il trace avec une vigueur et une sûreté de main étonnantes un tableau véritable de l’état actuel de l’Europe. On doit lire cette belle page de langue française, aussi fortement pensée que bien écrite, si l’on veut se faire une idée de ce qu’était au XVIIIe siècle l’influence de la société même sur les esprits les plus ordinaires.


« À Mayac, ce 6 février 1756.

« Il est donc bien constant, mon cher bailli, que le roi de Prusse est aujourd’hui l’arbitre et le modérateur de l’Europe. Il faut que les autres potentats, dans leurs démarches et dans leurs projets, commencent par compter avec lui. Il leur prescrit à son gré le repos et le mouvement, marque l’élément et le pays où ils pourront faire la guerre, et donne les bornes qu’il lui plaît à leurs jalousies, à leur ambition et à leur ressentiment. Voilà un beau rôle pour un roi de Prusse. Vous croirez peut-être, en lisant ceci, que j’ai copié quelque prologue des opéras qu’on faisoit autrefois pour flatter Louis XIV. Non, je parle en conscience. Ce prince nous prouve que ce n’est point toujours dans l’étendue de leurs états, dans leur richesse, dans le nombre, l’affection et l’industrie de leurs sujets, que les souverains trouvent l’ascendant qu’ils désirent de prendre les uns sur les autres. »

On sait aujourd’hui que cette guerre de sept ans, avec l’alliance autrichienne, est proprement l’œuvre de Louis XV. Les intrigues de la Pompadour et l’adroite politique du prince de Kaunitz, conseiller de l’impératrice Marie-Thérèse, ne furent pas sans influence sur un monarque aussi naturellement irrésolu, mais, après le marquis d’Argenson et le duc de Choiseul, sans parler de Duclos, on peut affirmer que cette guerre fut proprement une guerre de religion, une croisade contre les hérétiques, et que le roi de France ne souhaita tant d’écraser le roi de Prusse que pour anéantir le protestantisme en Europe. C’est pour ce bel