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races, dont quelques-unes portent des traces d’hybridation, mais qui pour la plupart ont gardé vis-à-vis de leurs parens sauvages des bois les signes incontestables d’une filiation directe. Est-ce dans l’arche de Noé que M. Jordan placerait rétrospectivement le concord, le Norton’s Virginia seedling, le catawba, l’isabelle, et tant d’autres vignes qui portent dans leur nom le certificat de leur origine toute récente ?

Ainsi forcé par les prémisses de son système de chercher à toute forme végétale bien tranchée une origine primordiale antéhistorique, M. Jordan rencontre dans chaque fait de naissance constatée d’une de ces formes un nouvel argument contre ses idées ; mieux sera établie l’origine moderne, contemporaine, actuelle d’une race végétale, mieux on connaîtra les circonstances, les conditions de cette sorte de création faite sous nos yeux, plus sera grave l’atteinte portée à la généralité absolue de sa théorie. Or ce caractère scientifique, expérimental, se trouve au plus haut degré chez une forme végétale des plus étranges, née par une double hybridation d’une graminée sauvage, l’œgilops ovata, et de la graminée domestique par excellence, le froment de nos moissons. L’histoire de ce blé œgilops, comme l’a nommé M. Godron, forme peut-être le chapitre le plus curieux du livre à peine entr’ouvert de l’origine des êtres : elle vaut la peine d’arrêter quelques instans l’attention de tous ceux qui s’intéressent aux grandes questions de biologie générale.


III.

Les œgilops sont des graminées annuelles qui vivent socialement, c’est-à-dire par masses d’individus, dans les endroits secs et stériles de la région méditerranéenne[1]. Une taille plus basse, des épis plus courts, des grains peu nombreux dans chaque épillet et restant cachés dans les valves ventrues de glumes à fortes nervures terminées par plusieurs arêtes divergentes, tels sont les traits qui les font distinguer à première vue des diverses variétés de froment, à côté desquelles elles croissent souvent en bordure. Il faut bien pourtant qu’une certaine ressemblance générale rapproche ces deux types, Ægilops et Triticum, puisque le célèbre André Césalpin, esprit sagace et philosophique, donne à l’œgilops ovata le nom de triticum sylvestre, et que, chose plus curieuse, les Arabes de Syrie, au dire du docteur Gaillardot, appellent le même œgilops, oum el ghamme, mère du blé. En Sicile, où cette plante est commune, le

  1. Nous ne parlons ici que de l’œgilops ovata, bien que d’autres espèces, notamment l’œgilops triaristata, aient donné par croisement avec des fromens (triticum) des formes dites triticoïdes, c’est-à-dire des hybrides de premier degré.