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en foule dans des bateaux, avec des enfans de tout âge, afin d’échapper à la mort qui les attendait, s’ils fussent restés à terre… La scène était affreuse, et si l’on considère que nous avons maintenant plusieurs milliers de familles à notre charge, l’avenir n’est pas moins inquiétant que ne l’a été le passé. Je me trouve le protecteur d’un grand nombre de veuves et d’orphelins qui n’ont plus d’autre ami que moi. Je vais essayer de leur procurer un asile temporaire quelque part en Italie, et pourvoir aux besoins de leur situation présente jusqu’à ce que le gouvernement ait décidé ce qu’il voudra faire d’eux plus tard. Nous le leur devons bien, et je prends sur moi d’obliger notre gouvernement à les bien traiter… Vous pourriez me voir entouré de cette immense famille, qui semble si reconnaissante de ce que j’ai pu faire, et paraît compter sur moi pour son sort futur. Les petits enfans grimpent sur mes genoux comme mes propres enfans. »


Faut-il mettre en regard de ces sentimens humains ce fragment d’une autre lettre, celle que Fouché a écrite à Collot-d’Herbois, à l’occasion justement de la reddition de Toulon : «Pour nous, nous n’avons qu’une manière de célébrer la victoire. Nous envoyons ce soir 213 rebelles sous le feu de la foudre… Adieu, mon ami, les larmes de la joie coulent de mes yeux ; elles inondent mon âme ! »

Ces réfugiés français qui avaient échappé au feu de la foudre furent déposés sur la côte italienne, et beaucoup d’entre eux restèrent pendant de longues années pensionnaires de l’Angleterre. — Sir Gilbert, ayant pour le moment assuré leur sort, fit voile le 18 janvier 1794 pour la Corse, afin d’y négocier avec Paoli la cession de l’île à l’Angleterre. Le vieux dictateur était positivement aux abois ; sans armes, sans munitions, sans argent, il tenait encore dans une portion de l’île, tandis que les troupes de la république française, dont il avait secoué le joug, occupaient les principales villes et les forts de la côte. C’est réduit à cette extrémité qu’il avait de nouveau réclamé l’appui de l’Angleterre, au moment où la levée du siège de Toulon permettait d’envoyer à son secours une flotte et des soldats.

Le côté singulier de la situation de sir Gilbert répondant à l’appel de Paoli, c’est qu’il s’engageait, pour ainsi parler, à l’aventure, n’ayant reçu de son gouvernement aucune instruction, et paraissant négocier pour son propre compte. Chose plus singulière encore, il resta dans cette position équivoque durant des mois entiers, toujours privé de nouvelles, ignorant s’il agissait conformément aux vues du ministère. Il faut supposer que, de son côté, le gouvernement avait pleine confiance dans son mandataire. C’était d’ailleurs, ainsi que sir Gilbert l’apprit plus tard, l’habitude du chef du cabinet,