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diamant, et il se dit tout bas : — Moi aussi, quand je serai grand, j’aurai une belle épingle de cravate, comme mon père.

Le comte se proposait de donner à sa femme un collier de pierres précieuses ; mais il n’en garda pas le secret, et la comtesse le supplia de n’en rien faire. — Mon ami, lui dit-elle, vous allez porter le trouble dans les mœurs patriarcales de notre vallée. Si l’on me voit des diamans, toutes les femmes en voudront avoir. Tous nos voisins ne sont pas également riches, ce sera le commencement d’une rivalité fâcheuse dont les hommes se plaindront. Quelques-uns des plus aimables cesseront leurs visites, et nous les regretterons. Ne détruisez pas l’égalité des toilettes. Laissez-nous nos robes blanches ; laissez-nous montrer nos bras et nos épaules sans y ajouter rien de brillant et de coûteux pour la bourse d’un mari.

M. de Louvignac se soumit aux sages avis de sa femme. Le cadeau qu’il avait reçu d’elle ne fut qu’un incident sans suites, et le diamant des Du Bellay n’éveilla pas de jalousie dans la vallée, où il brilla sans rival.


III.

Le premier événement qui troubla le bonheur d’Antoinette fut le départ de son fils. Le comte pensait que, pour former un homme, il faut au moins quelques années de collège. George savait tout ce que lui pouvaient apprendre sa bonne anglaise et le curé du village. La comtesse voulait faire venir de Paris un précepteur ; mais son mari, appuyé de Vibrac, insista pour l’éducation publique, et Antoinette se résigna. George fut envoyé à Sorèze, dont le collège jouit encore d’un certain renom. Le jeune écolier eut des succès, remporta des prix, et revint toujours chargé de couronnes au temps des vacances. Enfin à dix-sept ans, ayant achevé ses études, il se rendit à Toulouse pour se préparer à subir son examen de bachelier.

Cette année-là, le jour de la Saint-Hubert, il y eut dans la vallée une grande chasse pour laquelle on employa des traqueurs. À la première battue, le désordre se mit dans les rangs des chasseurs. Le brouillard de novembre gênait le tir. M. de La Fênaie reçut un coup de feu dans la tête ; on le rapporta chez lui mourant. Un valet maladroit apprit la nouvelle de cet accident à la comtesse. Elle partit à l’instant pour La Fênaie. Vibrac, arrivé avant elle, n’avait eu qu’à constater un décès. Il voulut empêcher Antoinette de pénétrer dans la chambre mortuaire, mais rien ne put la retenir. À la vue de son père dont le visage était horriblement défiguré par la blessure, elle s’évanouit. Rentrée au château, elle se mit au lit avec la fièvre. Le lendemain, le docteur secoua la tête en lui tenant