Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/522

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que la vie est une douleur et qu’elle ferait bien mieux de s’anéantir ; à ce prix seulement, elle pourrait en finir avec tout effort et avec la souffrance inséparable de tout effort. Le comble de la perfection, c’est la négation de la volonté de vivre : aussi le plus bas degré moral est-il représenté par l’égoïsme, qui n’est autre chose que l’affirmation passionnée de cette volonté. La vie morale ne commence que lorsqu’on rend hommage au principe d’après lequel le moi ne vaut rien. C’est seulement alors que l’on ne distingue plus entre les autres et soi-même, qu’on jouit de leurs joies et qu’on souffre de leurs douleurs. La sympathie est donc la base de toute moralité, elle est la source commune de la justice et de la charité, neminem lœde, omnes juva. On n’y arrive, conformément au principe posé, qu’en détruisant en soi-même par l’ascétisme la volonté de vivre, ainsi que l’ont fait les saints de toutes les grandes religions. La guerre déclarée à l’amour sexuel et à toutes les jouissances d’ordre physique, l’indifférence pour les vaines injures des égoïstes, la disposition à soulager la misère d’autrui, le renoncement à toute activité productive pouvant enrichir la vie collective ou individuelle, telles sont les conditions de la haute moralité, et au nom de cette singulière appétence pour le non-vivre Schopenhauer met le bouddhisme, dont en fait il partage le point de vue essentiel, au-dessus de toutes les religions. Dans le christianisme, bien que reprochant à l’église catholique d’être superstitieuse et oppressive, il la préfère au protestantisme, parce que ses anachorètes et ses moines ont seuls compris la véritable sainteté. Inutile d’ajouter, je pense, qu’il n’en est pas plus catholique pour cela.

C’est surtout au chapitre de l’amour que Schopenhauer tient à se montrer dégagé de toute superstition. Pour lui, tous les genres d’amour, y compris le plus éthéré, sont autant d’illusions dont le but unique est la procréation d’un nouvel individu. La volonté en effet est encore loin d’en avoir fini avec son désir de vivre, et elle a plusieurs moyens de nous priver de notre raison pour nous forcer à procréer. Avec l’animal, elle peut se borner au penchant instinctif ; mais à l’homme éclairé, capable de calcul et de prévoyance, et qui ne serait pas entraîné comme l’animal par la simple satisfaction d’un besoin physique, elle réserve des illusions plus décevantes. Voilà tout le mystère, et il faut voir avec quelle ardeur le vieux célibataire, qui eut aussi, paraît-il, sa bonne part d’illusions, dissèque toutes les formes, toutes les variétés imaginables de l’amour pour retrouver partout sa conclusion favorite et passablement cynique. Il n’aime pas les femmes, qui peut-être le lui ont bien rendu. « Ce sont, dit-il, de grands enfans… Elles sont faites pour entrer en relation avec nos faiblesses et nos folies, mais non pas avec notre raison.