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avec un de ces joailliers fameux qui méritent le nom d’artistes. Des curieux apprirent de ce joaillier que George achetait des diamans d’un grand prix. Les hommes ne portant pas de bijoux, on pensa que ce devait être pour en faire des cadeaux, mais à qui ? C’est ce qu’on ne put découvrir. Bientôt on remarqua que George entassait ses acquisitions dans un écrin qu’il se plaisait à regarder. Il devenait tout à fait expert en matière de pierres fines. On s’amusait à lui présenter des diamans pour en savoir le prix, et, comme il les estimait en véritable connaisseur, on échangeait des sourires qui signifiaient : « Notre ami est un maniaque. « 

M. de Louvignac n’en était pas au point de ne laisser d’accès dans son cœur à aucune autre passion que celle du collectionneur. Tout en se livrant à son occupation favorite, il aimait aussi les plaisirs de l’esprit. Grâce à son nom et aux anciennes relations de son père, il put s’introduire dans un monde moins frivole et moins dangereux que celui des jeunes dissipateurs. On l’accueillit avec distinction, et nous avons des raisons de croire qu’il y trouva le placement de son cœur sans le secours d’un ambassadeur et sans aucun débat d’argent. Le temps que dura cette liaison mystérieuse fut assurément le plus heureux de sa vie ; mais un bonheur qu’il faut tenir secret est rarement de longue durée. Selon toute apparence, le comte de Louvignac se vit enlever par un caprice de femme ce qu’un caprice lui avait donné. Sa fierté ne lui permit ni de se plaindre ni de faire la confidence de son déboire, et comme il se sentait tomber dans la tristesse, sans attendre qu’elle fût remarquée par ses amis, il partit brusquement pour son château de Breuilmont afin d’y cacher sa blessure.

Le meilleur auxiliaire du temps pour la guérison des peines d’amour, c’est le changement de lieux. George en éprouva bientôt l’effet salutaire. Il retrouva toutes choses à Breuilmont en l’état où il les avait laissées le jour de son départ. Chaque objet que rencontrait son regard réveillait en lui le souvenir consolant des belles années de son enfance, si bien que les dix ans qu’il avait passés à courir le monde lui semblèrent comme un rêve pénible. Le bon docteur Vibrac, dont la vieillesse n’éteignait point la vivacité méridionale, venait souvent lui tenir compagnie et lui proposer une partie d’échecs. Un jour, Vibrac le surprit absorbé dans la contemplation de ses pierres précieuses étalées sur un tapis de velours vert. — Je ne vois pas, dit le docteur après avoir regardé toute la collection, je ne vois pas dans tout cela l’épingle de ton père.

— Vous ne la reverrez jamais, répondit George.

— Comment ! Est-ce que tu l’aurais vendue ou donnée en échange pour un de ces bijoux ?