Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/553

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Et je te pique par-ci, et je te pique par-là ! Je bondis à terre, je me frotte d’ammoniaque… Une odeur ! Et je cuis partout. Au moins, je ne sens plus les piqûres… Je me recouche, et je commence à sommeiller… Voilà un gueux de chien qui aboie tout au loin, un autre qui lui répond plus près, et celui de la maison qui réplique sous ma fenêtre, et une conversation à trois à devenir fou !.. Quand ils se sont tout dit, je me rendors encore, et cette fois tout à fait… Ah ! bien oui, et va te promener ! Je suis réveillé en sursaut. Cocorico ! c’est le chantre du matin qui m’avertit que le soleil se lève. Et qu’est-ce que ça me fait à moi que le soleil se lève ? Jour de Dieu ! je fais comme lui, hors de moi, enragé, donnant au diable la campagne et toutes les bêtes qui l’habitent,… moi le premier ! »

Marécat est très divertissant, mais il est insupportable. Notez bien qu’en somme tout ce qu’il a raconté là est possible. Il se peut en effet très bien qu’on doive compter à la campagne avec les cousins qui piquent, les chiens qui aboient et les coqs qui chantent à l’aurore ; mais, au nom du bon sens, ces inconvéniens sont-ils de nature à assombrir réellement les bonnes heures qu’on y va passer ? Eh bien ! M. von Hartmann a pris la vie à peu près comme Marécat sa journée à la campagne.

Le sentiment du bonheur, c’est-à-dire en réalité le bonheur lui-même, est donc quelque chose d’éminemment subjectif. Lorsqu’un homme se dit heureux, je peux trouver qu’il n’est pas difficile, j’ai peut-être des argumens superbes pour lui prouver que son bonheur est imaginaire, et que, s’il raisonnait bien, il ne pourrait manquer de s’estimer très malheureux. Changerai-je par là son sentiment intime ? La seule question que l’on soit en droit de se poser philosophiquement est celle-ci : la masse des hommes se trouve-t-elle heureuse ? Et de nouveau nous voyons que cette question est mal posée, si l’on ne tient pas compte d’un élément très important de la nature humaine, et qui s’oppose à ce qu’on la résolve par un oui ou par un non pur et simple. Il entre dans la nature humaine d’aspirer au bonheur infini, de reconnaître qu’il est inaccessible dans les conditions nécessaires de la vie humaine, et en même temps de jouir très volontiers du bonheur relatif que ces mêmes conditions lui permettent de se procurer. C’est ce bonheur relatif, suffisant pour entretenir le goût de vivre, qu’il s’agit de mesurer pour savoir jusqu’à quel point le bien l’emporte sur le mal dans l’humanité. Si nous comparons les joies de la vie à notre soif de bonheur sans limites, il est certain que toutes ou presque toutes nous paraîtront mesquines, et à ce point de vue les remontrances de la chaire religieuse conservent toute leur valeur. Il est dangereux en effet de s’abandonner au relatif comme s’il était l’absolu. D’autre part, si nous prenons ces joies en elles-mêmes, et si nous nous demandons :