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Le chêne est la force de la forêt, le bouleau en est la grâce ; le sapin, la musique berceuse ; le tilleul, lui, en est la poésie intime. L’arbre tout entier a je ne sais quoi de tendre et d’attirant ; sa souple écorce, grise et embaumée, saigne à la moindre blessure ; en hiver, ses pousses sveltes s’empourprent comme le visage d’une jeune fille à qui le froid fait monter le sang aux joues ; en été, ses feuilles en forme de cœur ont un susurrement doux comme une caresse. Va te reposer sous son ombre par une belle après-midi de juin, et tu seras pris comme par un charme. Tout le reste de la forêt est assoupi et silencieux ; à peine entend-on au loin un roucoulement de ramiers ; la cime arrondie du tilleul, seule, bourdonne dans la lumière. Au long des branches, les fleurs d’un jaune pâle s’ouvrent par milliers, et dans chaque fleur chante une abeille. C’est une musique aérienne, joyeuse, née en plein soleil, et qui filtre peu à peu jusque dans les dessous assombris où tout est paix et fraîcheur. En même temps chaque feuille distille une rosée mielleuse qui tombe sur le sol en pluie impalpable, et, attirés par la saveur sucrée de cette manne, tous nos grands papillons des bois, les morios bruns, lisérés de jaune, les vulcains diaprés d’un rouge feu, les mars à la robe couleur d’iris, tournoient lentement dans cette demi-obscurité comme de magnifiques fleurs ailées. C’est surtout pendant les nuits d’été que la magie du tilleul se révèle dans toute sa puissance. Au parfum des prés mûris, la forêt mêle la balsamique odeur des tilleuls. C’est une senteur moins pénétrante que celle des foins coupés, mais plus embaumée et faisant rêver à de lointaines féeries. Le promeneur anuité, qui traverse les longues avenues et à qui le vent apporte l’odeur des tilleuls, se forge, s’il est jeune, quelque idéale chimère, et s’il est vieux, repense avec attendrissement aux heures d’or de sa jeunesse. Les jeunes filles accoudées aux fenêtres des fermes sentent dans leur cœur un enivrement inexpliqué, dans leurs yeux des larmes soudaines, et les écoliers, épris de poésie, se mettent tout à coup à aligner des vers, ce qui porte le désespoir dans le sein de leurs familles… C’est comme cela que je suis devenu un rimeur.


13 septembre. — Le temps était à l’orage, et, au moment où nous quittions la petite cascade des Moulineaux, une violente ondée nous a forcés de nous réfugier dans une hutte abandonnée. La pluie remplissait d’un bruit frais toute la feuillée, et la cascade, gonflée subitement, grondait en dévalant sur les gradins naturels formés par le tuffeau. Vue à travers la porte de la hutte, la forêt avait l’air de fondre en pleurs.

— C’est bien fait pour nous, remarqua Tristan, notre hôtesse nous